Un rêve de liberté : Fidelio de Beethoven à l’Opéra de Nice
Fidelio, unique opéra de Beethoven, seconde version de Leonore est "une œuvre à dimension féministe" selon les dires de Cyril Teste (dans un entretien avec Agnès Terrier lors de la production à l’Opéra comique en 2021). C’est dans la continuité des Lumières que Céline Gaudier re-présente cette mise en scène moderne faisant de Fidelio une œuvre à portée politique actuelle. La dimension artistique est, elle aussi, revue avec des caméras visibles au plateau (conception vidéo de Mehdi Toutain-Lopez et Nicolas Doremus également en qualité de cadreur opérateur) qui retransmettent des images sur 7 écrans mobiles à hauteur d’homme. La spatialisation sur le plateau est savamment réalisée : plusieurs actions s'opèrent en simultané, renforçant le réalisme de l'instantané, de l'actuel, et la saisie d’une dimension intime. Les lumières de Julien Boizard opèrent sur la scène et dans le public. L’utilisation du blanc comme source principale est volontaire, illustrant le lieu carcéral, mais le jaune est aussi à l’honneur, référence à l’espoir utilisée plusieurs fois de manière subtile. Le résultat sonore bénéficie lui aussi d'un travail de conception, signé Thibault Lamy, dessinant une ambiance, un paysage sonore avec le bruit des badges, d'ouvertures de cellules, et de détenus en balade.
Grande cour, bureau, et cellule de Florestan : les différents lieux sont représentés sans changer le décor mais en le modifiant à l'aide de rideaux et d’une grille qui montent et descendent, ainsi qu'en reconfigurant la présence des objets au plateau (tables, chaises, lit à sangles, perfusion, etc). Marie La Rocca œuvre dans le sens des décors de Valérie Grall avec des costumes en exactes répliques de tenues de détenus (veston, pantalon, short), des agents de prison en tenues d’officiers et de gardiens, jusqu'aux détails et accessoires. Les femmes et enfants vêtus de couleurs vives sont l'éloquent rappel à l’espoir qu’ils représentent.
Angélique Boudeville, soprano lyrique française dont la longueur du souffle s'est renforcée grâce à sa pratique instrumentale initiale (la clarinette) ainsi que du Qi Gong (travail de l'énergie via le corps) incarne ici Léonore. La diction allemande est claire, l’utilisation du vibrato est juste et gonflée de l’attache des sentiments du personnage. Le corps vêtu d’un ensemble de gardien de prison et la mouvance perpétuelle dans l’espace n'altèrent en rien la ligne vocale conduite, qui alterne avec aisance entre voix de tête et de poitrine tout en dévoilant des harmoniques riches. La partition complexe ne pose pas de problème à son interprète, qui rehausse son lyrisme vocal par son jeu d'actrice : la présence scénique est aussi rigoureuse que la maîtrise de la voix. Sans avoir besoin de pousser sa puissance vocale indéniable, c’est par la souplesse qu’elle plonge dans l’expression de ses sentiments, fondus dans les teintes chaudes de son timbre, aux couleurs de son amour pour Florestan.
Gregory Kunde dévoile d'emblée sa voix de ténor avec la litanie emplie de désespoir de son personnage. Ses appuis vocaux forgés dans de grands rôles lyriques se prêtent entièrement au rôle de Florestan. Dramatique et lyrique à la fois, la théâtralité de son incarnation renforce le caractère dévasté, mais le phrasé demeure souple, les paroles compréhensibles et son timbre vient réchauffer la langue allemande.
Thomas Gazheli interprète Don Pizarro. Son timbre coloré, riche et large ainsi que sa technique appuyée montrent le lien de subordination qu’il tient dans cette pièce face aux autres personnages. Le phrasé est naturel et l’articulation du texte est sans défaut.
Albert Dohmen (Rocco, gardien dans la prison) vit pleinement son texte et tient une ligne autoritaire, d'un chant assuré et d'un phrasé syllabique avec la chaleur de timbre de son baryton-basse. Son volume décroît face à sa fille Marzelline, mais comme une marque d’affection. Jeanne Gérard, incarnant Marzelline, démontre la maîtrise de sa technique vocale dès les premiers instants de l’opéra. Son timbre puissant sait percer dans une cohésion sonore avec le plateau, restant bien en place rythmiquement et adaptant son volume (et son riche vibrato) selon la situation. Jaquino, gardien amoureux de Marzelline, est tenu par Valentin Thill, ténor au timbre chaud et rond accompagné d’une technique agile. Birger Radde (Don Fernando) fait preuve d’une grande éloquence, porteur de discours au timbre clair et autoritaire accompagné d’une tessiture lyrique et légère.
L’Orchestre Philharmonique et le Chœur de l’Opéra de Nice suivent pleinement la baguette souple mais rigoureuse de Marko Letonja. Le chef fait preuve d’une constante implication obtenant une grande clarté de l'orchestre, tout en traduisant la richesse des cadences harmoniques. Le Chœur vient renforcer les actions sur le plateau, de sa présence scénique et vocale, toujours en harmonie.
Le public applaudit pendant de longues minutes autant la prestation musicale que la pluridisciplinarité présentée dans ce spectacle : de cette œuvre du début du XIXe siècle transposée à nos jours questionnant la femme, l’amour, et la liberté.