Un Requiem de Mozart renouvelé à l'Opéra de Bordeaux
Le Grand-Théâtre de Bordeaux est un lieu historique de productions d’opéra. Pourtant, ce n’est pas un opéra qu’Emmanuel Hondré, son nouveau Directeur, a décidé de présenter au public bordelais, au cœur de l’hiver, mais l’intemporel Requiem de Mozart dont le mystère de la création est aussi fascinant que sa musique est puissante.
Rompre avec l’obsolescence programmée de la vie
Ce Requiem est de surcroît mis en scène (ce pour quoi l’œuvre n’est pas « prévue » mais dont il existe de nombreuses versions, notamment la récente vision de Castellucci dirigée par l’habitué des lieux bordelais Raphaël Pichon). La lourde tâche de présenter le Requiem de Mozart à la façon d’un opéra a ici été confiée à Stéphane Braunschweig (metteur en scène et Directeur de l’Odéon Théâtre, à Paris). Costumes, décors, lumières : tous les moyens lyriques traditionnels se doivent de renforcer l’éloquence de la musique de Mozart, si ce n’est résonner avec elle. Pour ce faire, la mise en scène concilie séculaire et contemporain, les questions éternelles de la vie et de la mort étant éclairées par les enjeux de notre époque. Parmi ces grandes questions, il y a bien sûr celle du nouveau paradigme de l’existence imposé par les mutations de notre environnement. Si le Requiem de Mozart est une œuvre de combat contre la mort, sa représentation dans des décors ici entièrement recyclés (zéro achat) veut rompre avec l’obsolescence programmée de la vie.
Le désir de sobriété mis en avant par la production se retrouve dans l’ambiance globale du spectacle. Les cercueils sont de modestes boîtes en bois brut que les acteurs déplacent de numéro en numéro pour en faire une scénographie modulable. La cage de scène est laissée volontairement vide, cernée de voilages blancs qui laissent la place à de grands miroirs au moment de rupture que représente la mort figurée du seul personnage clairement identifiable : Mozart.
Le compositeur est campé par Hélène Carpentier, soprano du quatuor de solistes du Requiem. Seule à évoluer, au début du spectacle, dans un impeccable costume d'époque quand tous les autres sont vêtus de haillons, son apparition dans l’Introït est angélique. Sa voix souple et puissante lui permet de planer au-dessus de la masse chorale dans un contrepoint lumineux qui retranscrit pleinement l’ambivalence de l'œuvre, entre révolte et abandon. Habilement, après le dernier numéro dont il est sûr qu’il soit de la main de Mozart, son incarnation disparaît, ne laissant que sa veste immaculée au centre de la scène : un moment de recueillement pour l’âme d’un génie chéri par l’humanité.
Les trois autres solistes sont mêlés à la foule, dans un anonymat volontaire car c’est l’humanité dans son ensemble qui s’exprime ici. Dans les quelques interventions de la mezzo-soprano, Fleur Barron apparaît tout à fait sûre d’elle, et très musicale. Sa voix riche d’harmoniques graves porte bien au-delà des premiers rangs et donne à l’ensemble une force sonore dans les passages délicats à équilibrer.
Techniquement impeccable, le ténor Oleksiy Palchykov est un phare dans la nuit de ce Requiem. Une lumière brillante perçue partout sur scène et en salle, tant sa voix est éclairée par un placement très haut, redoutablement efficace.
Thomas Dear a la charge délicate d’assurer la stabilité des passages à quatre, du haut de sa puissante voix de basse. Un rôle délicat pour qui connaît la difficulté des ensembles mozartiens. Très présent et très sûr malgré un léger manqué de mise en place rythmique, son implication forte dans le collectif aide à la profondeur du plateau de solistes, comme à celle du chœur, lorsqu’il chante les parties chorales.
Car le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux se fait acteur principal de cette soirée, et ne manque pas de brillant. La troupe menée par Salvatore Caputo a su répondre aux demandes originales du chef Roberto González-Monjas, avec grande souplesse et cohésion. Dans le Rex Tremendae par exemple, le respect rare de la valeur courte du “Rex” scandé amplifie le message. C’est ici un ordre qui est donné à Dieu par Mozart, et pas une supplication. Dans le Dies Irae, l’effet de soufflet de la première entrée confère un caractère inquiétant et dramatique à la colère divine : comme une trouvaille de la part du chef, et toujours porté par l’application musicale des chanteurs au service de choix d’interprétation aussi forts.
Visiblement heureux de jouer avec Roberto González-Monjas, les musiciens de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine donnent le meilleur. Les pupitres de cuivres (particulièrement les trombones et les cors), très sollicités par la partition pour des traits aussi beaux qu’essentiels en contre-chant, paraissent à l’aise avec les choix de tempo. L'ensemble des musiciens répond très bien, et aucun sentiment de difficulté ne se dégage de la prestation globale. Le public ne s’y trompe pas d’ailleurs, en réservant à l’orchestre une belle ovation.
À la sortie de cette heure de représentation intense, les quelque mille personnes qui ont rempli le Grand-Théâtre de Bordeaux affichent des mines profondes et inspirées, et une ambiance de recueillement règne dans les couloirs. C’est le signe que la musique de Mozart a touché dans le mille, ayant trouvé dans ce spectacle une résonance actuelle, et une juste amplification.