Les Noces de Figaro à Toulouse : la part des femmes
La salle est comble en cette Première, témoignant de l’attrait toujours intact que conserve ce premier opéra issu de la collaboration entre Mozart et Da Ponte. Le public, en cette soirée, manifeste activement (voire verbalement) son enthousiasme et sa réaction aux situations comiques de l’intrigue. Que ce soit lorsque Marcellina et Bartolo découvrent qu’ils sont les parents de Figaro, quand Barbarina explicite avec une fausse naïveté et en présence de la Comtesse le harcèlement sexuel qu’elle subit de la part du Comte (et qu’elle utilise comme monnaie d’échange pour sauver Chérubin), qu’il s’agisse de l’intelligence stratégique que déploie Susanna pour humilier le Comte ou encore de l’insatiable désir qui perturbe l’adolescent Chérubin, tout éveille l’euphorie du public en révélant l’accumulation des ficelles tendues, croisées, emberlificotées autour des thèmes socio-politiques qui, aujourd’hui peut-être plus qu’à un autre moment, résonnent avec la même ambiguïté et le même sentiment d’injustice.
Les femmes, dans la pièce de Beaumarchais, comme dans l’œuvre du binôme Mozart-Da Ponte, ont la part de la raison, de la justice, de la clémence et, en sourdine, aussi, celle de l’amusement. Mais c’est aussi parce qu’elles doivent déployer un système sophistiqué pour confronter l’homme à son inconstance, à sa violence et à sa domination. Cette vision trouve un intérêt renouvelé dans la mise en scène de Marco Arturo Marelli qui apporte une grande lisibilité aux scènes en plus d’être esthétiquement accomplie.
Les secrets d’alcôves, les manigances politiques sont ici représentées par un palais disloqué en de petits espaces qui tour à tour forment la chambre de Figaro et de Susanna, celle de la Comtesse, sa salle de musique, un tribunal où le Comte exerce son autorité, l’espace insolite du double-mariage pour, enfin, s’ouvrir sur un jardin à la française circulaire où tous les personnages vont se perdre, s’épier et se (re)trouver. S’ajoute à cela un grand mur pouvant se défaire en plusieurs compartiments représentant une grande toile mythico-religieuse, austère et colorée, véritable « toile de fond » sévère devant laquelle l’apparente légèreté des relations patriarcales est mise en porte-à-faux. Dans ce décor, aussi simple qu’efficace, la direction d’acteur est soignée, proche des réalités corporelles du plateau, et apparaît comme un compromis efficient entre un classicisme démodé et une proposition, proche du texte, aboutie et ouverte. Des choix scéniques retiennent ainsi l’attention comme, par exemple, le moment où le Comte et la Comtesse, émus par leur histoire de couple que la situation met en perspective, se rapprochent et se couchent côte à côte dans le lit sur lequel la Comtesse venait de chanter, quelques minutes plus tôt, un "Porgi amor" désabusé, entre dépression et désappointement. Le caractère volage du Comte, les attentes toujours déçues de la Comtesse en ressortent d’autant plus fortement qu’il semble rester entre eux quelque chose de plus complexe qu’un désintérêt unilatéral. À l’inverse, savoir que le Comte reste sensible à ses charmes arrache la Comtesse à la position de femme outragée et passive pour lui apporter un ascendant potentiel sur lui et des ressources stratégiques renforçant son implication dans les nœuds dramaturgiques. Il en va de même pour le traitement du désir et de l’androgynie de Chérubin qui, du haut de son adolescence débordante, séduit aussi bien les hommes que les femmes.
C’est d’ailleurs l’un des grands accomplissements de cette soirée qu’Éléonore Pancrazi assume avec un panache proportionnel à la subtilité de son jeu qui, tout en signifiant les méandres des pulsions érotiques, évite la surenchère et propose un portrait original de l’adolescent ne ressemblant à aucun autre, reprenant à l’homme, à la femme et à l’enfant. Les costumes et accessoires de Dagmar Niefind y sont pour beaucoup, notamment la perruque bouclée rappelant les adolescents du Caravage. La voix, elle, est posée avec délicatesse, à la fois centrée et lumineuse, possédant un grain juvénile qui sied pleinement à la caractérisation.
En face d’elle, d’une grande noblesse tantôt outragée tantôt enjouée, un brin astucieuse, se tient la Comtesse de Karine Deshayes (pour sa prise de rôle). La voix esquive les difficultés du rôle donnant à entendre un timbre brillant, centré et projeté avec une énergie frôlant parfois la dureté et trouvant toute sa tenue dans l’air "E Susanna non vien" où le souffle, la diction et l'émotion sont au rendez-vous. L’actrice est concentrée et inventive, soignant les récits où ressort un caractère fort, entre déception, rage et prise-en-main.
À ses côtés, la Susanna d'Anaïs Constans impressionne par un engagement vocal inaltérable d’un bout à l’autre de la représentation, ce d’autant plus qu’elle est le personnage présent dans le plus grand nombre de scènes. Le timbre est fruité, généreux et émis avec une apparente aisance et la voix profite de sa souplesse pour enrichir ses interventions de nuances qu’un legato soigné rend séduisantes et intelligentes. Ces qualités se retrouvent dans ses interventions lumineuses dans les ensembles ou à l’air final, "De vieni non tardar", où le personnage se couche nonchalamment sur un banc et chante, pour taquiner Figaro qu’elle sait caché près d’elle dans la nuit, avec une sensualité, à la fois apaisée et réjouie, qui rend la jalousie de ce dernier très crédible.
Le Figaro de Julien Véronèse, quant à lui, semble concentré sur son chant durant les premières scènes et ne trouve de véritable aisance dans son jeu qu’à partir de l’acte II. L'émission, sans doute trop engorgée, prive le son d’une liberté qui permettrait des aigus plus brillants et faciles (notamment dans l’air "Se vuol ballare Signor Contino") et l’empèse d’un vibrato large. Si cela peut convenir au personnage, la caractérisation vocale s’en trouve fortement réduite en terme de nuances quoique spontanée, engoncée dans un son noir qui peine à se faire entendre dans le bas de la tessiture.
Le Comte de Michael Nagy possède l’énergie inverse : très nerveux, voire carrément colérique, il sillonne la scène en quête de stratagèmes que freinent bien vite le manque d'inventivité et d'intelligence (au moins dans cette production) de son personnage, et des acolytes aussi peu inventifs que lui. L’intérêt, ici, de sa caractérisation est qu’il est représenté sans complaisance comme un homme qui abuse sans arrière-pensée de la position de pouvoir qui lui a été donnée. La voix du baryton hongrois, parfois poussée à ses limites, ne blanchit jamais et conserve tout du long une homogénéité et un timbre incisif qui apportent aux notes les plus élevées et les plus graves de sa tessiture un métal blanc et reluisant, jamais détaché de l’engagement corporel. C’est moins dans l’air "Hai gia vinta la causa", un brin histrionique, que dans les ensembles que le personnage trouve sa crédibilité, entre frustration, impatience et ridicule.
La Marcellina d'Ingrid Perruche appuie un peu trop son jeu qui, nonobstant, fait souvent mouche et communique au reste des seconds rôles un entrain bienvenu. La voix, expressive et soignée, possède un timbre clair qui prend des couleurs acides dans le haut de la tessiture donnant au personnage une espièglerie et une présence lui convenant tout à fait. Le Bartolo de Frédéric Caton est de la même veine, énergique et sournois, paternel ou amoureux quand besoin est, reprenant avec efficacité l’énergie tempétueuse de sa partenaire. La voix, sombre et centrée, émise avec franchise, confère l’autorité nécessaire à son opiniâtreté. Le ténor Emiliano Gonzalez Toro apporte à Don Basilio un timbre brillant qui permet de dépeindre un personnage mielleux avec ses supérieurs et d’une énergie juvénile incontrôlable. Pierre-Emmanuel Roubet parvient à faire vivre son personnage bègue (Don Curzio) de sa voix étroite et claire sans le restreindre à ce ressort comique un brin éculé. Le jardinier Antonio de Matteo Peirone convainc autant dans son ivrognerie que dans sa fourberie et son dévouement au Comte, donnant au personnage une voix blanchie par la boisson quoique conservant une couleur noble. Enfin, Caroline Jestaedt apporte à Barbarina un physique d’adolescente vraisemblable que sa voix lisse et centrée renforce : les aigus sont lumineux et émis avec une musicalité réjouissante.
Le Chœur de l’Opéra national du Capitole, remarqué autant par la vivacité de son chant que par l’implication de son jeu, se mêle sans peine à l’ensemble, nourrissant l’histoire de son austère présence (les costumes gris ou noirs de la cour et des paysans contrastent avec les parures des personnages principaux) et de la rondeur de son chant. Sous la direction d'Hervé Niquet, l’Orchestre national du Capitole ponctue le déroulement des situations avec une férocité rythmique réjouissante et sonore, au détriment parfois d’une douceur bienvenue, notamment lorsque le Comte demande pardon à la Comtesse qui le lui accorde ou lorsque les airs se font plus intimes (ceux de la Comtesse, pris à un tempo qui empêche le recueillement). Jamais hors de propos cependant, le chef français fait le choix du grincement plutôt que de l’hédonisme sonore et le résultat, tout théâtral, est très applaudi comme le sont l’ensemble des participants du spectacle lorsque le dernier rideau tombe.