Le Trouvère de Verdi repris à l’Opéra Bastille, ou le triomphe d’Azucena
Le choix d’Alex Ollé de transposer l’histoire même du Trouvère durant la seconde guerre mondiale se tient dans le résultat sans venir particulièrement l’éclairer ni le troubler. L’exacerbation même des personnages, la lutte fratricide qui oppose Manrico au Comte de Luna dans une haine des origines, l’invraisemblance de l’histoire, suffisent à emplir la soirée de toute une gamme d’émotions que la musique de Giuseppe Verdi porte à son sommet dramatique. Mais de surcroît, la scénographie assure une succession rapide et efficace des scènes, permettant à la tension créée de ne jamais retomber (notamment dans les tableaux avec chœurs). La direction d’acteurs d’Alex Ollé en elle-même demeure plus en retrait, s’appuyant pour l’essentiel sur les qualités intrinsèques de chaque chanteur sans vraiment leur offrir d’alternative de jeu, notamment dans les ensembles.
Heureusement ces interprètes ne manquent pas de ressources. Succédant à sa toute récente Leonore de La Force du Destin de Verdi qui marquait ses débuts à l’Opéra national de Paris, Anna Pirozzi aborde ici une autre Léonore, celle du Trouvère. Voix ample, dotée d’un timbre relativement clair et d’un registre aigu puissant, la soprano napolitaine affirme et habite le chant bien plus que l'incarnation du personnage. Il faut attendre le Miserere pour que la sensibilité se fasse plus amplement jour. La ligne de chant se pare de forts beaux sons filés alors que plusieurs aigus révèlent une dureté, voire une stridence qui entachent un peu sa prestation.
Manrico constitue certainement l’un des rôles les plus seyants sur le plan vocal à Yusif Eyvazov. Si l’acteur reste toujours un peu sur la réserve, les moyens vocaux sont au rendez-vous. Au-delà du timbre qui demeure peu flatteur, l’artiste sait nuancer son chant et le colorer notamment dans l’air “Ah! si ben mio”, interprété avec aisance et une juste sensibilité. Même s’il escamote un peu les doubles croches du “Di quella pira”, il aborde cet air redoutable avec insolence et dans le ton original, concluant avec un contre-ut final tonitruant et très longuement tenu.
Pour sa part, Étienne Dupuis aborde le rôle du Comte de Luna de sa voix de baryton claire et particulièrement sonore. À aucun moment, il ne cherche à assombrir artificiellement ses moyens vocaux, conservant une ligne de chant épurée et pour autant héroïque. Il confère à ce personnage antipathique comme une sincérité amoureuse. Sa haute silhouette, son charme même, apportent une dimension nouvelle au Comte de Luna.
Déjà présent en 2016 notamment, Roberto Tagliavini se révèle également captivant en Ferrando dans le long monologue du premier acte et dans toutes ses interventions ultérieures. Sa voix de basse aux riches harmoniques se mêle aux parties chorales avec à la fois force et facilité.
Triomphatrice de la soirée à l’applaudimètre, la mezzo-soprano roumaine Judit Kutasi effectue ses débuts à l’Opéra de Paris avec le rôle d’Azucena qu’elle vient d’interpréter dans cette même production au Liceu de Barcelone. Voix flamboyante, au vibrato serré et aux graves puissants, Judit Kutasi déploie un ambitus de premier plan, emplissant la nef acoustique avec une énergie qui ne se relâche à aucun moment. Elle compose une bohémienne fière et humaine, loin de certaines incarnations trop artificielles du personnage.
Deux jeunes chanteurs français remarqués viennent compléter le plateau. La mezzo-soprano Marie-Andrée Bouchard-Lesieur offre une vision touchante d’Ines, la suivante et confidente de Leonore. Sa voix aux assises sérieuses, assez puissante pour compléter à hauteur les interventions d’Anna Pirozzi, révèle ici des qualités d’ensemble que l’exercice de la scène pourra encore affirmer (elle abordera ainsi le délicat rôle de Mère Marie de l’Incarnation au sein de Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc que l’Opéra de Bordeaux présentera en juin prochain). Le ténor Samy Camps fait ses premiers pas à l’Opéra national de Paris, dans le rôle de Ruiz, le compagnon de Manrico. En quelques trop courtes mesures, il fait valoir sa largeur vocale, un timbre accrocheur et une musicalité affirmée.
Carlo Rizzi dirige l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra national de Paris -ces derniers impeccablement préparés par Alessandro Di Stefano- avec son efficacité habituelle, presque à marche forcée à certains moments, ce dans la recherche de l’équilibre et de l'efficience première. À défaut de proposer une relecture un peu plus tellurique, les deux phalanges réunies prouvent une fois encore leur qualité d’ensemble, première par l’investissement de tous les pupitres et le rendu sonore global qui rend justice à la musique de Verdi.
Cette reprise du Trouvère séduit et convainc ainsi le public de l’Opéra de Bastille qui affiche complet.