Petite Balade aux enfers : une (re)visite guidée avec Gluck à l’Opéra National du Rhin
Cette Petite Balade aux enfers s’inscrit dans le cadre du projet Opéra Volant mis en place par l’Opéra National du Rhin, dont l’objectif est de présenter de grandes œuvres lyriques à des publics « peu habitués aux envolées et aux émotions fortes de l’opéra ».
Le spectacle a lieu dans une petite salle annexe de l’Opéra ,la Salle Ponnelle, ce qui déconstruit d’emblée le rapport de distance entre la scène et la salle au profit d’une ambiance intime et chaleureuse. La mise en scène, comme l’œuvre, est reportée à échelle réduite : l’action se déroule dans un castelet reproduisant le cadre de scène de l’Opéra Comique de Paris (producteur du spectacle et où nous vous en avons également rendu compte). Les marionnettes évoluent au sein de cet espace, dans lequel apparaissent des toiles peintes (réalisées par Sylvie Mitault) au rythme de l’avancée de l’intrigue. Ces décors miniatures en deux dimensions renvoient subtilement aux techniques de mise en scène théâtrale du 18e siècle, avant les révolutions généralisées de la scène architecturée.
Même s’il alterne dialogues parlés et airs chantés (tout en français), ce spectacle s’inspire par ailleurs de la Réforme de Gluck via la continuité dramatique dans laquelle il plonge le spectateur (comme toujours les enjeux vous en sont présentés dans notre analyse de cet opus). Le ton dynamique des voix permet de maintenir l’attention des jeunes enfants tout en introduisant les grands airs lyriques. Par l’ajout du personnage de Zeus qui intervient entre l’ouverture et la première scène, Valérie Lesort trouve le moyen de replacer l’intrigue dans son contexte par le biais d’un narrateur externe : Christian Hecq de la Comédie Française prête sa voix (enregistrée) à une marionnette de vieillard habilement manipulée par Sami Adjali, et dont l’attitude nonchalante provoque l’effet comique.
Chacun des trois protagonistes (Orphée, Eurydice et Amour) est incarné par une marionnette hybride qui laisse apparaître la tête et les mains de la soliste qui la manipule. En faisant ainsi corps avec les marionnettes qu’elles incarnent, les chanteuses-comédiennes en démultiplient l’expressivité. Le chœur, a contrario, est figuré par des marionnettes dites « à gaine », c’est-à-dire dont la main du manipulateur se trouve dans la marionnette. Interprété par la Maîtrise de l’Opéra Comique (enregistrement également), son expressivité s’efface au profit d’une collectivité sans visage. Toutes les marionnettes sont créées par Carole Allemand, Valérie Lesort et Sami Adjali, celui-ci en étant également manipulateur avec Florimond Plantier et Bertil Cazaumayou.
Le dispositif utilise la technique du théâtre noir, donnant l’illusion de la disparition complète des corps manipulateurs. Ce procédé exige un travail de la lumière précis et rigoureux, mené sans faux pas par Pascal Laajili. Seule une lumière rasante suit les mouvements des marionnettes et des objets. La magie opère quand les créatures des enfers surgissent de l’ombre, accueillies par les rires des enfants et les cris de terreur des plus jeunes d’entre eux.
L’œuvre musicale de Gluck est adaptée par Marine Thoreau La Salle pour un piano. À jardin (le côté gauche de la scène vu depuis la salle) sont disposés à même la scène deux claviers : un quart de queue et un synthétiseur entre lesquels navigue un seul musicien. Deux sonorités viennent donc compléter celles des voix : le piano accompagne les parties chantées tandis que le synthétiseur intervient par moments pour figurer la lyre d’Orphée, rappelant l’instrument qui tient un rôle capital dans l’œuvre de Gluck (qui l’associe au son de la harpe) comme dans cet épisode de la mythologie. La simplicité de l’arrangement et le petit effectif qu’elle convoque fait écho à l’intimité de ce drame concentré sur ces quelques personnages. La partie instrumentale est interprétée par Hugo Mathieu (en alternance avec Levi Gerke selon les dates), dont le jeu à la fois léger et nuancé allie technique et expressivité. Sa précision répond avec justesse aux exigences de la musique classique de Gluck.
La mezzo-soprano Brenda Poupard, qui incarne la voix et le visage d’Orphée, dévoile l’amplitude de sa capacité d’interprétation à travers une palette de timbres particulièrement riche. De la plainte déchirante de la première scène (Orphée, accompagné par les chœurs, pleure la perte de sa bien-aimée) au fameux air « J’ai perdu mon Eurydice » dont la légèreté des premières notes du refrain (dessinant l’arpège d’un accord parfait majeur) annonce une fin heureuse, la chanteuse sait adapter sa voix aux émotions du personnage et aux différentes situations auxquelles il est confronté. Reste néanmoins constante la puissance et la maturité de sa voix généreuse, dont les sons pleins traduisent la force de son amour pour Eurydice.
La voix de la soprano Lauranne Oliva est plus légère que celle des deux autres solistes. Son timbre menu et agile trahit une jeunesse qui convient parfaitement à l’amoureuse ingénue (et capricieuse) qu’est Eurydice, et contraste avec la puissance vocale de Brenda Poupard, qui incarne un homme. La chanteuse révèle néanmoins toute son assurance et sa maturité lorsqu’elle monte dans les aigus, déployant une technique vocale irréprochable.
Floriane Derthe campe le rôle d’Amour avec vigueur et énergie. Dès son entrée en scène, le timbre tranchant de sa voix claire et enjouée met fin avec autorité aux lamentations d’Orphée. Sa voix ouverte emplit la salle des notes joyeuses de ses airs et projette un discours intelligible. La soprano fait preuve d’une théâtralité à la mesure du personnage romantique qu’elle incarne, tout en se prêtant à la tonalité tendrement ironique de sa réécriture.
L’œuvre de Gluck trouve ainsi une forme juste et adéquate en cette reprise comique et accessible qui ne transige pas sur la qualité des performances. Aussi la forme musicale d’Orphée et Eurydice (le chant se rapproche de la voix parlée et fait avancer l’intrigue) introduit-elle une forme de théâtralité dans l’opéra du 18e siècle, prédisant une conception romantique de l’œuvre d’art. Tous ces paramètres en font un matériau privilégié pour la réécriture à destination des enfants, exploité avec finesse et intelligence par Valérie Lesort et Marine Thoreau La Salle dans un spectacle accueilli avec enthousiasme par le jeune public strasbourgeois.