No(s) Dames : manifeste lyrique et féministe
Déjà, en 1979, la philosophe Catherine Clément fustigeait les destinées centrales et tragiques des grands rôles féminins à l’opéra. "Poignardées, malades, suicidées, brûlées vives, défenestrées, noyées, pendues...", le constat est sans appel : 8 femmes sur 10 meurent à l’opéra.
Catherine Clément invitée à s’exprimer, plus de 40 ans après la parution de son livre L’opéra ou la défaite des femmes, rappelle qu’une grande partie de notre culture repose sur une vision de la femme qui ne doit pas sortir des carcans imposés à son sexe sous peine d’y trouver la mort. Cet avant-concert sur l'invisibilisation des femmes dans l'histoire de l'art et le rôle des institutions pour y remédier est aussi donné par plusieurs personnalités du monde la culture : la journaliste et écrivaine Arièle Butaux, la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey et la metteuse en scène Macha Makeïeff.
Partant de ce glacial constat, le contre-ténor Théophile Alexandre et le quatuor féminin Zaïde revisitent 400 ans d’opéra et pas moins de 21 airs de divas, de Carmen à Violetta en passant par Eurydice, Manon ou Norma. Dans ce spectacle subversif, ces airs initialement pour soprano et orchestre sont transformés en quintette pour cordes et contre-ténor. Un art de l’arrangement mené par Éric Mouret.
Paillette et revolver
La mise en scène signée Pierre-Emmanuel Rousseau devient un outil critique. Chaque signe scénique dérange les genres. Théophile Alexandre se drape ainsi des oripeaux des clichés de la féminité arborant tour à tour robes luxuriantes, talons impétueux et gants rouges satinés. Revolver pointé sur la tempe, le contre-ténor transcende par son jeu théâtral le destin fatal de ces personnages féminins.
Explicites également sont les lumières (Gilles Gentner) et les créations vidéos (Charlotte Rousseau) où la dominance du corps témoigne de l’amour et de la mort par ou pour un homme. Le spectacle offre ainsi une restitution visuelle proche de la satire et la critique de la construction sociale de l’identité féminine s’en trouve renforcée.
Le programme, divisé en trois actes (Nos Madones, Nos Putains et Nos Sorcières), alterne entre tubes de la musique lyrique et airs moins connus. Les quatre archets sortent des sentiers battus par leur implication scénique et musicale, jouant régulièrement debout dialoguant avec le chanteur. Pour s'investir pleinement dans le jeu, les musiciennes jouent presque la totalité du programme par cœur. Le Quatuor Zaïde composé de Charlotte Maclet (violon), Leslie Boulin Raulet (violon), Sarah Chenaf (alto) et Juliette Salmona (violoncelle) est homogène et puissant. Hormis quelques petits problèmes de justesse (dus à des déplacements sur les planches rendant le jeu instrumental difficile), le son est généreux et expressif avec des respirations profondes et des attaques précises. Certaines œuvres célèbres telles que La Forza del Destino de Verdi ou La Flûte enchantée de Mozart sont arrangées pour quatuor à cordes avec une ligne vocale confiée au violon. Les transitions entre les morceaux sont soigneusement travaillées à l'instar de la Barcarolle dans Les Contes d'Hoffmann. L'arrangeur Éric Mouret modifie la formule d'accompagnement d'Offenbach pour y substituer un rythme d'Habanera offrant ainsi une admirable continuité avec "L'Amour est un oiseau Rebelle" de Carmen.
Théophile Alexandre possède une voix ductile aux médiums feutrés et au timbre inimitable. Si sa voix de contre-ténor serait plus adaptée à une salle plus intimiste que celle du Trianon, elle parvient à émouvoir grâce à une légère et indistincte sonorisation. Le chanteur apporte un grand soin dans les nuances. La voix, au caractère tantôt éthéré tantôt sombre, dispose d’un vibrato régulier au souffle bien maîtrisé. Contrairement aux sopranos qui peuvent transformer certaines voyelles dans les notes aiguës et sur-aiguës pour plus de puissance et confort, Théophile Alexandre parie quant à lui sur une diction extrêmement claire au détriment d'une plus grande puissance. La prononciation et la compréhension du texte tant en français qu’en italien deviennent alors particulièrement appréciables.
Véritable triomphe, le quintette offre en bis Youkali de Kurt Weill, repris par le quatuor seul sous les pas de danse gracieux du contre-ténor. Le spectacle No(s) Dames mené d'une main de fer dans un gant de velours par Théophile Alexandre et le Quatuor Zaïde apporte une fraîcheur passionnante dans le monde lyrique.