Improbable Sérénade de réveillon à Avignon : Champagne !
Voici une histoire peu commune : en 1818, deux femmes quasiment homonymes, Sophie Gail (pour la partition) et Sophie Gay (pour le livret) s’allient pour présenter de manière (quasiment) anonyme cette Sérénade à l’Opéra Comique. Le livret se base sur une pièce écrite en 1694 (124 ans plus tôt) par Jean-François Regnard, dramaturge resté dans l’ombre de Molière : la Restauration honore ainsi le règne du Roi Soleil. L’œuvre soulève d’abord l’enthousiasme avant de tomber dans l’oubli : c’est donc l’Opéra Grand Avignon, sur les conseils de la cheffe Debora Waldman, qui se charge de la remettre sous les projecteurs (avec l’aide du Palazzetto Bru Zane et la complicité des opéras de Rennes et Angers Nantes où la production se rendra dans quelques mois).
Nombreuses sont les questions dramaturgiques que cet ouvrage a dû poser au metteur en scène Jean Lacornerie au moment de se pencher sur l’ouvrage. Les réponses semblent l’avoir tant intéressé qu’il en fit son concept de mise en scène : la troupe de la production discute face au public des spécificités de l’œuvre, décrypte le vocabulaire utilisé, imagine comment les deux créatrices sont passées de la pièce initiale à leur opéra-comique, et compte même les références misogynes que les deux femmes ont laissées dans leur texte. Cela génère certes quelques longueurs (et un démarrage un peu lent) qui pourraient bien s’estomper au fil des représentations, les passages entre dialogues parlés et numéros chantés manquant encore de fluidité, les chanteurs mettant du coup trop peu d’intentions théâtrales dans les uns et dans les autres. Mais cela a le grand avantage de la pédagogie : les références, les citations d’autres œuvres, les conventions de l’époque, tout est expliqué de manière didactique, ce qui permet de saisir ce que l’œuvre dit de son temps.
La scénographie, signée Bruno de Lavenère, est assez simple : une tournette permet de dynamiser un espace nu, simplement habillé de quelques accessoires (une table de travail, des échelles, mais aussi des mots, des éclairs ou des nuages descendant des cintres pour appuyer les messages de l’œuvre ou encore un drap fin volant dans l’air avec majesté). L’espace est aussi habillé des lumières de Kevin Briard, qui anime également l’ouverture par un prologue en ombres chinoises (chorégraphiées par Raphaël Cottin, qui règle également les mouvements des solistes sur la suite de l'œuvre). Les costumes de Marion Bénagès permettent de passer avec esthétisme de l’univers de la répétition à celui du théâtre dans le théâtre.
L’Orchestre National Avignon-Provence est donc dirigé par sa Directrice musicale Debora Waldman pour donner son et sens à la musique gracieuse et enjouée de Sophie Gail, qui multiplie les références, à Rossini, Bach, Gluck, Rameau ou encore Zingarelli avec un art avéré du contrepoint. La petite harmonie se met particulièrement en valeur par sa légèreté communicative et la phalange dans son ensemble offre une interprétation fine, enlevée, accentuée : bref, nuancée. Les tempi pourraient toutefois apporter plus de variété, notamment pour dynamiser les références rossiniennes (même si le très beau sextuor est déjà très complexe avec un tempo modéré). Le Chœur d’hommes manque d’homogénéité dans le son, mais reste précis rythmiquement.
Thomas Dolié se montre plein de ressources pour servir son personnage de Scapin (qui lui-même sert celui de Valère). Il varie les registres, aussi bien chantés que joués, s’appuyant sur une voix sûre, structurée et brillante, assez grave bien que placée sur les hauteurs de l’instrument. Son alter ego féminin, Marine, interprétée par Elodie Kimmel, montre également un caractère qui s’entend dans son chant, par son phrasé travaillé et son timbre chaud et solide, y compris dans les aigus, à la fois lyriques et agiles.
Enguerrand de Hys campe un Valère très impliqué théâtralement, ce qui se ressent dans son chant très articulé et au phrasé gracieux. Le placement de son timbre dans le masque génère une légère nasalité, mais aussi un manque de volume, ses résonateurs n’étant pas assez sollicités. Son amante Léonore est tenue par Julie Mossay, dont le timbre est riche et satiné dans l’aigu mais se durcit dans le médium, y grésillant presque par moments.
Vincent Billier tient avec théâtralité le rôle de Monsieur Grifon (le père de Valère, qui convoite Léonore) d’une voix élancée et ferme, au large de vibrato. Carine Séchaye est une Madame Argante (mère de Léonore) à la voix puissante et autoritaire. Son timbre rougi dispose de résonnances ambrées. Monsieur Mathieu est interprété par Jean-François Baron, grand habitué de la maison. Il dispose d’une voix de caractère, bien émise et peu vibrée.
Gilles Vajou se voit confier le rôle de Champagne, qui ne chante qu’un air d’ivresse avec plusieurs grammes d’alcool dans le son, mais qui joue le metteur en scène de cette troupe et apporte les explications dramaturgiques, surgissant régulièrement pour commenter l’action. C’est aussi lui qui a la charge de faire répéter le public au début du spectacle, afin que celui-ci reprenne le dernier refrain avec l’orchestre et les chanteurs (le Directeur de la maison avignonnaise, Frédéric Roels, est en effet un fervent promoteur de l’opéra participatif).
Avec un certain entrain, et sans avoir besoin de Champagne pour libérer ses voix, le public entonne de lui-même cette mélodie dès sa première occurrence, avant même d’y être invité par la cheffe et les choristes disposés dans la salle. Il réserve ensuite un accueil enthousiaste à l’ensemble des protagonistes, manifestement ravi de cette découverte.
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