À Saint-Etienne, l'heure exquise de La Veuve joyeuse
Parce qu'il a sans doute l’âme à être joyeux, comme la veuve dont il vient ici suivre les riches aventures (à tous les sens du terme), le public stéphanois est fort nombreux à venir assister en cette fin d'année à une représentation haute en couleurs de l'œuvre phare de Franz Lehár. Ici donnée dans sa version française de 1909, un choix pertinent pour renforcer l’aspect théâtral porté par de savoureux dialogues dont le public peut d’autant plus apprécier la substance, cette Veuve Joyeuse se trouve idéalement servie par la mise en scène de Jean-Louis Pichon ici réalisée par Jean-Christophe Mast. Les effets matériels font dans la sobriété, cherchant avant tout à donner dans le symbolique : un escalier central ceint par une estrade et des chaises à l'éclat suranné figurent d'abord la risible opulence de l'ambassade de Marsovie, puis un haut pavillon parsemé et entouré de roses de toutes les couleurs incarne tout en poésie et naturalisme la demeure de Missia Palmieri. Au troisième acte, un assemblage de banquettes fait, lui, office de salle de réception de chez Maxim's, un mobilier au minimalisme assumé pour une mise en scène où le sel, dès le début, est ailleurs.
Il est d’abord dans les costumes de Jérôme Bourdin co-réalisés par Sirpa Leinonen, qui donnent dans le contraste le plus total, vestes et robes noires à la taille impeccable cohabitant ici et là avec le port d’écharpes rose bonbon et d’épaulettes d’un or bien trop aveuglant pour ne pas franchement détoner. Il y a aussi ces tutus sertis de roses dont les « ptites femmes » sont affublées, et dont la loufoquerie autant que les coutures soignées semblent faire la synthèse du travail d’orfèvre ici réalisé par les ateliers de l’opéra local. Des costumes à saluer mais aussi un impeccable travail de projection de lumières, ici réalisé par Michel Theuil. Qu’il s’agisse de renforcer les émotions des visages en y braquant les projecteurs, ou de parsemer la scène de teintes chamarrées de rose ou de bleu, tout est réglé au millimètre et concourt limpidement à la qualité d’une mise en scène où l’espace et les couleurs peuvent laisser libre cours au mouvement et à la folie attendues. Ainsi, dans ce monde où la fidélité est un égoïsme et où amants et maîtresse sont aussi nombreux qu’il y a de jours dans une année, chaque personnage trouve de quoi se démarquer en jouant d’excentricité et de douce hystérie dans ce décor où l’ombre de Cupidon n’est jamais loin (en atteste ce cœur formé de plusieurs flèches présent en fond de scène, sans doute celui de tous les personnages qui, malgré la drôlerie ambiante, ne peuvent qu’être touchés par le sort qui leur est réservé).
Dans ce spectacle où l’œil est donc aussi bien servi que les zygomatiques, Olivia Doray assure une prise de rôle remarquée en Missia Palmieri. Dans ses robes aux teintes d’abord sombres puis bientôt plus claires (comme si le deuil de son mari était vite consommé), la soprano dépeint un personnage qui dépasse le seul statut de dame fortunée pour dessiner aussi une femme sensible dont la flamme des sentiments pour Danilo ne s’est jamais éteinte. Une sensibilité portée par une voix aussi fleurie que les robes dont le personnage est vêtu, avec une homogénéité de belle facture sur l’ensemble d’une tessiture lustrée par un soyeux vibrato, comme dans la Chanson de Vilya. Avec ses mains gantées et sa voix de velours, cette héritière là n’est pas seulement riche de ses ors vocaux : elle use de talents de comédienne affirmés notamment à l’heure de vanter les mérites d’un amour libre et sans contraintes entourée de courtisans séduits par une telle philosophie. Danilo est porté par un non moins apprécié Jean-Christophe Lanièce, qui prête au personnage son baryton de belle rondeur et au timbre incisif. Le chantre du célibat fait bien vite tomber la bouteille de vin et le panama pour se rapprocher d’un dandy cherchant (finalement en vain) à feindre l’indifférence à la vue de cette Missia qu’il avait jadis aimée. Une veuve avec qui ce Danilo partage de touchants duos portés par une fusion vocale, comme dans cette « Heure exquise » pleine d’un raffinement et d’une poésie qui font ici encore mouche.
Avec sa voix pleine de fraîcheur à l’aigu épanoui, Chloé Chaume est une Nadia qui se fait l’incarnation de la candeur amoureuse dans l’ombre de son risible baron de mari, tout en sachant aussi jouer d’un registre plus tourmenté dans l’amour secret qui la lie à Camille. Ce dernier est justement interprété par un vaillant et appliqué Camille Tresmontant qui, malgré des aigus parfois serrés, déploie une voix ample et sonore à la technique assurée.
Rompu au rôle autant qu’au genre de l’opérette, Olivier Grand est un truculent Baron, dont le style burlesque prête d’emblée à rire avec cette écharpe rose dissimulant à peine un loufoque enchevêtrement de galons dorés, et cette chevelure hirsute qui attire autant l’œil que ce bouc de mousquetaire finement taillé. Surtout, la voix est ample et généreuse, les "r" sont généreusement roulés, et d’évidents talents de comédien sont ici déployés avec un enjouement communicatif.
Bien plus furtivement, le baryton Frédéric Cornille en D’Estillac, et le ténor Marc Larcher en Lérida, font entendre d’agréables voix, projetées avec l’assurance et la sonorité requises dans un tel élan de folie général. Jacques Lemaire, dans un registre parlé, est un Figg dont la voix de ténor bouffe trouve ici un idéal terrain d’expression.
S’il existe une recette pour conférer à un spectacle une rythmique festive et une parfaite osmose entre chanteurs et instrumentistes, le chef Laurent Touche en réunit ici tous les ingrédients, extrayant de chacun des pupitres toutes les couleurs et les sonorités propres à donner le ton de l’allégresse générale. Les instants davantage passionnés sont aussi servis, tel ce duo de « L’Heure Exquise » porté par un dialogue entre violon et violoncelle aux sonorités aussi mélancoliques que poétiques.
Un duo final dont le charme appelle ensuite un retour à des festivités qui, tout au long du spectacle, doivent beaucoup à l’impeccable Chœur Lyrique conduit par Laurent Touche et Florent Mayet, mais aussi à la pétillante chorégraphie de Laurence Fanon. Acrobaties, portés, jambes en l’air et souplesse à toute épreuve : sur scène et tout de rose vêtus, les danseurs sont comme au cabaret aux plus belles heures d’un cancan conclu dans l’allégresse générale par un lâcher de paillettes géantes. Voici ainsi un spectacle de fin d’année d‘où le public sort le cœur bien en fête, et les mains chaudes d’avoir tant applaudi pour saluer les artistes et battre la folle mesure.