On purge bébé à La Monnaie de Bruxelles
« Les joies de la famille sont si délicates qu'il faut être seul pour bien les apprécier. » — Georges Feydeau
Pendant près d'un demi-siècle, le compositeur belge Philippe Boesmans décédé en avril dernier a témoigné sa passion musicale communicative avec fidélité à La Monnaie. Après avoir dessiné musicalement des tragédies et des contes de fées, des opéras inspirés de Shakespeare et des pièces de théâtre en musique, sa dernière œuvre, présentée à son public à titre posthume, est une pure comédie. Fantasque, délirante et décalée, On purge bébé s'impose comme une invitation à redevenir petit, à s'amuser de gags « cartoonesques » absurdes, presque régressifs (d'autant que, dans ce dernier pied de nez du compositeur, il est ici question de constipation).
« J'avais lu On purge bébé ! avant même de composer Pinocchio. Je m'étais dit : « Ça, c'est une pièce formidable... mais il n'est pas possible de faire un opéra avec ça.» Et quand je dis ça, ça veut dire que je vais le faire, c'est comme une sorte de défi que je me lance ! » — Philippe Boesmans
Dans On purge bébé, le vaudeville repose sur trois personnages centraux : Monsieur et Madame Follavoine qui font face à leur fils récalcitrant et totalement constipé, Toto. Les pots de chambre volent en éclat, les colères enfantines tyrannisent la cellule familiale qui vit un véritable drame opératique. À première vue, l'opus semble n'être qu'une simple farce pleine d'absurdité scatologique, cependant cette histoire expose les conséquences psychologiques de la « parentalité hélicoptère » (citée dans le programme par le librettiste et metteur en scène Richard Brunel, également Directeur de l'Opéra de Lyon où l'opus se rendra en juin), terme utilisé outre-Manche et outre-Atlantique pour désigner un parent qui « plane » au-dessus de son enfant sans s'occuper vraiment de ses besoins. Au-delà de quelques porcelaines, c'est toute la façade de la petite bourgeoisie qui se brise en mille morceaux. Parents pilotant l'avenir de l'enfant et volant à son secours dès qu'un problème se présente, Monsieur et Madame Toto font figure d'exemples. Toto de son côté incarne l'enfant choyé, enfant-roi constipé qui les poussera tous à bout.
Les décors d'Étienne Pluss marquent par une esthétique domestico-absurde des années 1960. À mi-chemin entre maison de contes, de Tom et Jerry et des films de Wes Anderson, la charte graphique aux couleurs puissantes semble être à l'image des personnages clichés qui l'habitent. La scène ressemble à une maison de poupée, en bois et en carton, couverte de papier peint, où s'agite le drame absurde de parents dépassés. Scène circassienne pour petits et grands, la théâtralité des gestes et du décor vient ici épouser la musique expressive de Philippe Boesmans. Le compositeur ayant disparu avant d'avoir terminé l'opus sur les textes achevés, c'est son ami Benoît Mernier qui a finalisé la partition, recherchant le complément et non l'imitation. Cet esprit d'hommage et de famille est aussi celui qui règne en cette maison bruxelloise qui compte des amis de Boesmans en salle comme en fosse, en raison de cette collaboration de très longue date.
L'idée nécessaire d'un amour familial et d'une saine relation repose sur une confiance et une bonté entre les générations, sujet au cœur de cette œuvre mais aussi de sa création, le chef d'orchestre Bassem Akiki tenant à souligner qu'une œuvre écrite par un compositeur est comme son enfant, qui vient au monde lors de la première. Le compositeur-père ici absent bien malgré lui, trouve dans la direction du chef d'orchestre la vivacité du dialogue musical, d'une mécanique théâtrale. Les sons s'accordent à la scène et aux bruitages, s'affirmant presque comme un personnage complémentant le propos. La noblesse de la ligne et le traitement méticuleux du comique offre une œuvre complète.
La distribution vocale des solistes repose notamment sur un trio opératique classique avec la soprano (mère), le baryton (père) et le ténor (Aristide Chouilloux, client potentiel du père qui souhaite lui vendre des pots de chambre incassables). Dans le rôle de Bastien Follavoine, Jean-Sébastien Bou impose sa théâtralité, également par une voix ferme et puissante marquant l'autorité masculine avec aplomb, jusqu'à l'excès. La prosodie maitrisée du baryton laisse à l'acteur l'aisance de son jeu, s'appuyant sur le naturel du parlé avec une énergie particulière.
Lyrique et limpide, Jodie Devos campe Madame Julie Follavoine à la fois en mère aux petits soins pour son enfant et en femme exaspérée par son mari. La voix porte dans les aigus maîtrisés (jusqu'à la stridence pour les colères maritales) mais s'arrondit avec douce chaleur pour son enfant. Puissante, autoritaire et revancharde, le jeu comme le chant sont nets et aisés.
Denzil Delaere porte sa voix au service du rôle d'Aristide Chouilloux avec lyrisme, affirmant son ténor à la mesure de son rôle militaire, pourtant hilarant. Grotesque, trompé, faussement autoritaire, le rôle vient presque s'opposer à la voix marquée avec clarté de notes hautes et finement portées. Le phrasé est vif, incarné et théâtral à la mesure du jeu.
Dans le rôle de sa femme Clémence Chouilloux, Sophie Pondjiclis s'impose avec une voix riche de mezzo-soprano, ombrée et puissante dont l'amplitude détonne même (mais pas avec son caractère autoritaire). Plus discret mais plus direct Jérôme Varnier en Horace Truchet offre une profonde voix de basse.
Le rôle de Toto n'est pas un rôle chanté, mais joué par le jeune Martin Da Silva Magalhães (en alternance avec Aurélio Gamboa Dos Santos pour d'autres dates), mais aussi ici dans une version adulte de l'enfance (joué par Tibor Ockenfels) désopilant.
Le dernier opus de Philippe Boesmans aura ainsi su montrer l'art de rester jeune, avec émotion et en faisant rire de bon cœur (jusqu'au potache) une assemblée visiblement comblée de musique et d'humour. Un tonnerre d'applaudissements salue cette œuvre, mais aussi et surtout la carrière de Philippe Boesmans.