Dialogues des Carmélites en ouverture de saison et de mandat à l'Opéra de Rome
L'arrivée du chef italien Michele Mariotti à la tête de l'Orchestre de l'Opéra de Rome (succédant à Daniele Gatti, désigné à Florence) apporte un nouveau souffle à la maison lyrique de la capitale italienne, après la nomination du nouveau surintendant Francesco Giambrone (lui-même venu du Teatro Massimo de Palerme). L'ouverture de la saison 2022/2023 qui inaugure la direction conjointe de ce duo en est un exemple : Dialogues des Carmélites de Poulenc représente un choix quelque peu inattendu, censé élargir les horizons artistiques du maestro de Pesaro et de la maison romaine respectivement, les deux étant spécialisés dans le répertoire italien. La carrière internationale de Mariotti poursuit ainsi son exploration du répertoire (la France se souvient des Huguenots à Bastille et du Rossini français cet été à Aix, deux lieux où il sera de retour en 2023).
Michele Mariotti a même annoncé les trois prochaines ouvertures de saison lyrique romaine : Mefistofele de Boito, Simon Boccanegra de Verdi et Lohengrin (son tout premier Wagner) après donc ces débuts par Poulenc (il s'agit de la troisième production locale de ces Dialogues, présentés à Rome en 1958, un an après sa première mondiale à La Scala de Milan).

Le langage visuel d'Emma Dante marie tradition et modernité. Les costumes (Vanessa Sannino) sont traditionnels dans la forme et contemporains dans la réalisation, comme c’est le cas pour la soutane violette de l'aumônier ou l'armure des Carmélites avec casques en guise et allure d’auréoles (désignant le caractère guerrier de ces femmes fortes et saintes en ces temps de la Révolution). Ce procédé s'applique également aux décors (Carmine Maringola), le couvent du Carmel devenant un ossuaire à l'architecture avant-gardiste rappelant celle du Havre d’après-guerre, avec des toiles et grilles aux motifs de vitraux et rosettes. Dans ce cadre, les femmes passent avant les religieuses, avec leur travail quotidien (comme le repassage des toiles et des draps), et devant les portraits féminins grandeur nature. Ces tableaux réalisés par Jacques-Louis David des femmes avant la Révolution représentent les Carmélites dans leur vie antérieure et c'est ainsi qu’elles vont donner chair à ces images à la fin du spectacle, en restant debout au milieu de grands cadres lorsqu'elles sont décapitées pendant le Salve Regina. La dramaturgie féminine de cette mise en scène paraît ainsi cohérente avec l’œuvre, bien qu’iconoclaste (même le Jésus crucifié est une femme), et malgré quelques détails incongrus comme les valets agissant en spectres ou les Carmélites "civiles" à vélos.

La soprano américaine Corinne Winters (dont la saison est notamment marquée par quatre productions de Katia Kabanova) fait ses débuts dans le rôle de Blanche de la Force. Elle incarne ce personnage juvénile avec une voix mature, mais large et versatile, caractéristique des voix Zwischenfach (recouvrant les tessitures de soprano et de mezzo-soprano). Les graves sont succulents et ronds, abondant en profondeur dans les notes étoffées, tandis que les cimes s'avèrent bien dégagées et épanouies. La projection est puissante et rectiligne, même si elle peine au départ à rivaliser avec la somptueuse sonorité de l'orchestre. Les images fortes de son initiation torturée au Carmel ou de sa descente sur la croix pendant l'exécution (Salve Regina) marquent son jeu et sa présence scénique engagée et travaillée.

L'illustre "Voix humaine", Anna Caterina Antonacci ajoute une autre corde à son arc dans le répertoire de Poulenc en prenant le rôle de Madame de Croissy (la Prieure). Son jeu est pleinement investi et marque les esprits en rendant la véracité d’une femme malade et hallucinante qui traverse une crise de foi sur son propre chemin de croix. Le chant s'aligne avec cette prestation scénique envoûtante où le parlé se mêle au chanté, s'appuyant sur une émission vacillante. L'intonation elle aussi peine à s'amarrer sur cette ligne vocale malléable qui s'élance dans des sautillements entre registres. Le timbre svelte et quelque peu perçant se fond parfois dans le son de l'orchestre et perd sa fondation dans les graves.

Ekaterina Gubanova est Mère Marie de l'Incarnation, elle aussi en difficulté pour dépasser la fosse, malgré une tessiture médiane solidement résonnante. Si les aigus sont acerbes, métalliques et en défaut avec la justesse, l'assise s'avère bien ronde et nourrie. Par ailleurs, son français est travaillé et clair, au service du jeu d’actrice.

Ewa Vesin (Madame Lidoine, nouvelle Prieure) se présente par une voix volumineuse qui surpasse le reste du plateau, surtout au niveau du registre aigu. Sa puissante voix de poitrine voile les paroles (difficilement audibles et compréhensibles), mais son expressivité vocale n'est pas dénuée de musicalité. Bien que ligne n'ait pas suffisamment d'appui dans les graves, elle se projette et loin sur ses hauteurs.
Bien que non francophone, la soprano hongroise Emöke Baráth s'est déjà affirmée dans le répertoire français (principalement baroque). Elle incarne ici la Sœur Constance de Saint-Denis, avec un air enfantin et jovial, foisonnant d'énergie. Sa voix légère à la technique irréprochable parcourt les passages vocalisants avec délicatesse et virtuosité. Longueur de souffle et précision (autant rythmique que tonale) fondent la base solide de son phrasé pavé de tendresse et de finesse.
Jean-François Lapointe joue le Marquis, père de Blanche – ici handicapé dans un fauteuil roulant. Sa présence scénique et vocale inspire l'élégance, avec une émission droite et mesurée, ainsi qu’un phrasé stylistiquement en place et une prosodie impeccable. Son baryton chaleureux se projette puissamment, accompagné d'un doux vibrato qui arrondit finement la phrase.

Le ténor Bogdan Volkov est le Chevalier de la Force, frère noble, protecteur et bienveillant de la protagoniste, à la voix lumineuse et lyrique. Son instrument n'est pas excessivement robuste (tout comme son vibrato), mais il livre un phrasé mélodieux et soigné, aux notes aiguës rondes et savoureuses.

Aumônier du Carmel, le ténor Krystian Adam présente une ligne tendre et lyrique, à la projection droite et bien articulée. Même si l'expression est restreinte, elle exprime un certain élan et entrain qui se manifeste en joutes rythmiques bien synchronisées avec l'orchestre.
Roberto Accurso en Officier dispose d’un grave charnu et bien ancré. Il chante avec énergie, mais la phrase s'avère écourtée et essoufflée. William Morgan est un Commissaire à la voix leste, mince et serrée dans les hauteurs. La justesse n'est pas toujours au rendez-vous et la voix ne semble pas compatible avec le rôle d'une autorité révolutionnaire.
Dans l'obscurité de la nuit en prison, le Geôlier Alessio Verna prononce le verdict du tribunal d'une voix sombre et dramatique. Bien que la projection soit réservée et en retrait devant l'orchestre, il fait preuve d'une solide préparation et précision. Andrii Ganchuk en Thierry/Javelinot est un baryton étoffé mais manque de stabilité dans l'intonation.

Deux Carmélites sont issues du programme "Fabbrica" pour les jeunes chanteurs : Irene Savignano (Mère Jeanne de l'Enfant-Jésus) arbore un instrument vigoureux au timbre rond et chaleureux, quoique la prononciation ne déploie pas encore d’éloquence, tandis que Sara Rocchi en Sœur Mathilde manque encore d'assurance dans ses aigus clairs et tremblants.
Les choristes entonnent les prières (Ave Maria) avec douceur et finesse, malgré un ample vibrato qui nuit à l'intonation, tandis que les hommes colorent ce drame tragique, soit avec violence soit avec légèreté.

Pour ses débuts dans son nouveau poste, Michele Mariotti montre son ambition et le savoir-faire d'un chef avant tout orchestral. Soucieux d'élargir non seulement son répertoire lyrique, mais d'explorer le champ symphonique avec cette même phalange, il donne à l'orchestre une monumentalité sonore qui impressionne l'auditoire, mais en même temps éclipse les solistes sur scène. Les interludes représentent ainsi pleinement l’espace symphonique dessiné, tissant avec finesse des harmonies élégantes et caressantes ou tonnant solennellement avec des cuivres (les cors notamment). Ces caractères parviennent à leur point d’orgue dans le finale poignant qui débute en pizzicato très pointu et sonore.
Le public romain applaudit fortement les artistes et le chef Mariotti en particulier.