La Force du destin et de la sobriété à l'Opéra Bastille
La mise en scène de Jean-Claude Auvray (débutée in loco en 2011) reprise par Stephen Taylor est sobre : le fond de scène est presque constamment nu, à l’image de l’avenir impossible des personnages, enfermés dans leur drame. Si ce n’est pour la scène de fête populaire et politique, cet horizon ne s’ouvrira qu’un instant, lorsqu’Alvaro apprend que Leonora est vivante, laissant apercevoir des montagnes, un espoir, rapidement inaccessibles. Quelques toiles viennent faire vivre l’espace, mais elles sont traitées dans ce qu’elles ont de théâtral et de factice (l’une d’entre elles est même détachée par les soldats et emportée dans les coulisses), la mise en scène prenant ainsi discrètement ses distances avec la théâtralité exacerbée de l’œuvre tout en tâchant de la rendre la plus compréhensible possible (il ne manque même pas la miche de pain de Leonora au dernier acte).
Peu de décalages dans cette lecture de la partition si ce n’est la transposition temporelle au temps du Risorgimento : un parti-pris qui éclaire l’aspect politique de l’œuvre (où la guerre bouillonne avec son exaltation et surtout sa misère et sa violence), mais qui résonne finalement relativement peu avec le destin des personnages. En revanche, le choix de déplacer l’ouverture après la scène initiale permet de détacher cette première scène (étrange dans son écriture car tout s’y déroule très/trop vite), et d’en faire une scène inaugurale presque surréaliste.
Malgré quelques belles images comme ce drap qui recouvre Leonora pour son vœu, la table où jouent les soldats au début du troisième acte illuminée à la bougie ou bien ces blessés qui défilent en fond de scène (dans un mouvement très cinématographique), la direction d’acteur est elle aussi très sobre : si elle parvient à rendre lisible l’intrigue avec seulement quelques accessoires (une table, une chaise, un crucifix), les chanteurs restent assez statiques toute la soirée et jouent assez peu ensemble.
L’émotion est déployée par Anna Pirozzi, programmée dans la seconde distribution mais qui remplace en outre Anna Netrebko en ce soir de première. Le chant de la soprano résonne avec facilité, du bas de la tessiture déclamé et poitriné, aux aigus éclatants. Plus que ces aigus, conquérants mais souvent fortissimo voire un peu métalliques, ce sont les couleurs du medium, étonnamment claires, qui offrent ce soir leur douceur et leur poésie. Cet art des nuances et le son filé donnent vie aux tourments et au désir de rédemption de Leonora.
Son amant malheureux, Don Alvaro est Russell Thomas : le ténor a pour lui un instrument puissant et une technique sûre, même si des signes de fatigue se font entendre à la fin de la soirée. Il fait face aux difficultés du rôle avec un certain panache : le timbre est clair, sonore mais un peu en creux, avec des aigus obtenus au prix d’un grand effort physique qui interrompt le legato. Ce chant athlétique plonge néanmoins dans l’ambiance nocturne et désespérée de la mise en scène.
Ludovic Tézier apporte son humanité et son élégance à Don Carlo di Vargas. Le timbre est ce soir moins brillant que rond, un peu couvert, mais avec cette chaleur si particulière du baryton français. Privilégiant la ligne à la prouesse vocale, la théâtralité se construit sur son soin des mots et sa présence sur le plateau, bouclant sa prestation particulièrement applaudie.
Ferruccio Furlanetto a non seulement l’autorité du Padre Guardiano mais aussi sa compassion, grâce à une présence théâtrale sobre et toujours juste. Le temps a passé, le timbre grisonne, mais l’instrument reste solide, s’appuyant sur des graves majestueux même si les aigus n’ont plus leur souplesse.
Elena Maximova semble très à l’aise en Preziosilla, dont elle possède incontestablement l’abattage. Sa projection généreuse et ses aigus cinglants ne font néanmoins pas oublier un timbre nasal et vibrant.
En Fra Melitone, Nicola Alaimo fait entendre une voix bien projetée, un peu poussée dans des aigus qui blanchissent, mais qui possède aussi de l’élégance dans le timbre et dans la ligne. Le comédien apporte son sens du rythme et de la comédie à un personnage qui prend ainsi du relief, alors que le chant donne une certaine noblesse (voire du tragique) à ses imprécations.
Les nombreux petits rôles complètent les qualités de la distribution : James Creswell (le Marquis de Calatrava) possède le creux et la profondeur d’une vraie basse, Julie Pasturaud (Curra) apporte sa présence délicate et sa projection généreuse, Hyun Sik Zee (le Chirurgien) un timbre profond et séduisant, Carlo Bosi (Mastro Trabuco) impose son aisance scénique ainsi qu’une voix claire et sonore, quand Florent Mbia (un Alcade) donne à entendre un timbre de baryton chaleureux.
À la baguette, Jader Bignamini impose une lecture puissante de l'œuvre, mettant en valeur les vents et les basses dans l’ouverture comme pour faire résonner le tragique de la partition. Le chef peut compter sur un orchestre en grande forme (avec notamment un solo de violon particulièrement lyrique, et une clarinette toute en élégance) mais surtout les chœurs (préparés par Ching-Lien Wu) puissants et impliqués dans le drame.
Le public applaudit chaleureusement un spectacle sobre et intelligent (en attendant aussi Anna Netrebko prévue à partir de ce jeudi, compte-rendu à suivre sur Ôlyrix).