42nd Street : le musical triomphe, version off Broadway au Châtelet
Comédie musicale créée en 1980 suite au film éponyme de Lloyd Bacon de 1933, lui même basé sur le roman de Bradford Ropes de 1932, tout dans 42nd Street est une déclaration d’amour au Broadway des années 30. Dans son histoire d’abord, puisqu'elle suit la création en avril 1933 de Pretty Lady, nouvelle revue de Julian Marsh, ponte du music-hall durement touché par la crise de 1929 et cherchant à se relancer. Mais surtout, dans sa forme et son propos, puisque cette création est avant tout un prétexte pour montrer des reconstitutions des tableaux d’époque, entrecoupés de quelques dialogues. Ainsi, seules trois scènes se déroulent-elles finalement hors d’un théâtre, tout le reste n’étant que répétition, spectacle, et tout est prétexte à la célébration du triple threat (comédie, chant et danse) avec une succession de grands succès de l’époque.
Mais si le panthéon des arts du music-hall est bien à l’honneur, la danse règne ici en maître et ce, dès le lever du rideau, devenu instantanément iconique lors de la première en 1980. Les claquettes sont ici tant un instrument majeur de l’orchestration que la superstar des chorégraphies. Premier bémol, la chorégraphie remaniée par Mear est ainsi à la fois plus simpliste et plus confuse que l’original de Gower Champion. Manquant trop souvent de temps forts clairement marqués, et inutilement compliqué par moment, l’apport sonore des claquettes tend à recouvrir la musique plus qu’à la mettre en valeur (sur ce point la prise de son du Châtelet n’est probablement pas exempte de responsabilité).
Cette production, volontairement intimiste, au casting relativement restreint, s’articule essentiellement autour de murs nus du Théâtre avec quatre panneaux latéraux coulissants. La scène du Châtelet semble toutefois encore un peu petite pour cette célébration qui se veut démesurée. Parallèlement, certains passages passent à côté des climax espérés. We’re in the money aurait ainsi pu gagner en prise de puissance progressive, et le 42nd Street, normalement fantastique apothéose de 10 minutes, apparait ici presque écrasé sous un décor trop imposant qui ne permet pas les montagnes russes chorégraphiques et lumineuses, que les productions précédentes avaient pourtant su créer.
L’ensemble des membres du casting, tous anglophones, sont remarqués de professionnalisme et de synchronisation. Tout est systématiquement en place, chorégraphiquement et, surtout, musicalement. Les harmonies et mouvements de troupe sont impeccables tant dans les ensembles que dans les effectifs plus réduits d’Every situation has a sunny side. Dans la fosse, passé l’ajustement des balances durant l’ouverture, Gareth Valentine mène la phalange de manière très académique, tout est en place même si les pupitres des cuivres auraient pu bénéficier de davantage de clarté et de précision. De même, davantage de sonorisation de la caisse claire, voire de la batterie en général, aurait certainement donné un rendu plus swing. Passé ces aspects, il serait difficile de faire la différence avec les enregistrements disponibles. Seule la modification de la reprise finale de Dames par les chœurs masculins qui marquent désormais deux temps sur les [i] de write et music permet de faire la différence.

En Peggy Sawyer, Emily Langham, offre un portrait de jeune débutante tout en finesse avec une bonne projection continue ainsi qu’une articulation impeccable. Si certains aigus sonnent légèrement forcés, la légèreté de sa tessiture s’exprime particulièrement dans les graves où elle développe toute l’ampleur de son timbre. Très précise, elle est en maitrise totale de son souffle, y compris dans les longs phrasés dansés simultanément. Côté danse, à défaut d’avoir l’explosivité d’une Clare Halse, elle aborde chaque chorégraphie avec une grâce surprenante sur un tel répertoire.

Dans le rôle du jeune premier Billy Lawlor, Jack North est un archétype de comédie musicale américaine. Son accent américain poussé donne à sa voix un côté nasillard seyant au personnage. Son timbre très aigu ainsi que sa tessiture légère viennent en renfort d’une technique agile qui permettent un rendu totalement maitrisé. C’est surtout dans les chorégraphies qu’il s’illustre. Visiblement inspiré par Fred Astaire, tout en souplesse et d’une légèreté déconcertante, il semblerait presque monté sur ressorts, si le bruit des claquettes ne venait prouver le contraire.

Dans le rôle de la diva crépusculaire Dorothy Brock, Rachel Stanley donne une prestation en demi-teinte. Le timbre est très rond et les phrasés sont d’une longueur impeccable, mais tendent à manquer de couleur dans les graves et la voix est légèrement voilée sur certains passages. De même, le tempo du récitatif de You’re getting to be a habit with me est légèrement bousculé et quelques voyelles courtes manquent de projection quand, à deux ou trois reprises, l’attaque des notes par en dessous confine au manque de justesse. Son dernier air et duo, About a quarter to nine, réussit en revanche à allier tessiture dramatique et swing jazzy.

Concernant les « cadres » de la production, les choix de casting interrogent. Ainsi, ressorts comiques dans l'œuvre originale, les Bert Barry de Cedric Neal et Maggie Jones d’Annette McLaughlin, également dansés pour l’occasion, ne sont pas ici dans un registre comique assumé et ont davantage l’allure de membres de l’ensemble. Le premier fait cependant preuve d’une théâtralité sertie par sa tessiture légère et l’agilité de sa technique, mais manque toutefois de projection voire de puissance sur certains passages. La deuxième, offre quant à elle une tessiture dramatique et un ample vibrato, mais conserve un timbre légèrement voilé et n’articule pas toujours clairement (le très léger retard dans les passages dansés de Go into your dance est également souligné). Finalement, le Julian Marsh d'Alex Hanson, pourtant sexagénaire, donne l’impression d’être vieilli artificiellement. Trop réservé dans l’engagement théâtral, il murmure plus qu’il ne chante par moment, et la technique forcée et la voix rocailleuse sont aux antipodes de l’archétype du crooner attendu sur Lullaby of Broadway. Il s’affranchit totalement de ces inconvénients dans les quatre dernières mesures, un peu tard. À l’inverse, Ann Reilly campée par Jess Buckby offre une prestation sans faille tout au long de la représentation, et fait preuve d’un timbre chaud, d’une voix ample et d’une bonne articulation couplée à une solide présence scénique.
Ces quelques réserves n’empêchent pourtant pas le rouleau compresseur d’opérer et dès les saluts puis lors du rappel, c’est logiquement une standing ovation qui vient accueillir cette première, abreuvée de sonores applaudissements à l’issue de chaque numéro emblématique. Si Paris n’a pas encore développé l’offre de Broadway ou du West End, la réaction de ce soir montre bien que la demande pour ce genre de spectacle y est pourtant déjà bien installée.
