Tosca crépusculaire avec Anna Netrebko au Teatro Colón
Cette même production de Tosca a donné lieu, sur quatre décennies, à 38 représentations. Créée en 1992, reprise dès l’année suivante avant d'être reprogrammée à l’occasion des saisons 1998, 2003 et 2016, c’est donc la sixième fois que la mise en scène de Tosca de Puccini par Roberto Oswald (également créateur de la scénographie et des lumières) est présentée au public du Teatro Colón de Buenos Aires, électrisé bien davantage par la venue romanesque de la diva russe que par ce repositionnement scénique dirigé par Anibal Lápiz.
Le crépuscule des lieux
L’ambiance morose perceptible en Europe du fait de la guerre en Ukraine n’a presque aucun écho concret en Amérique latine. Cette indifférence s’est trouvée bousculée localement par le refus de la cheffe Keri-Lynn Wilson d’être en fosse avec la présence en scène d’Anna Netrebko dans le rôle titre, dans l’une des trois distributions, ce qui a impliqué pour cette reprise de Tosca un dédoublement de la direction d’orchestre qui se partage les dix représentations, dont trois où le couple Netrebko-Eyvazov chante.
Les décors des deux premiers actes relèvent d’une conception qui paraît avoir vieilli, les plafonds de l’église de Sant’Andrea della Valle et celui du Palais Farnèse souffrent depuis le fond de la salle de sérieux défauts de perspective qui feraient presque passer l’hyperréalisme des lieux pour des représentations surréalistes ou cubistes. Les lumières (Rubén Conde) dilatent le caractère monumental de ces décors et figent l’action dramatique. L’acte III conserve cependant davantage de fraîcheur, le rouge crépusculaire accompagnant la fin funeste de Floria Tosca et de son amant trouve dans le feu des armes orientées en direction du public et de Mario (celui-ci lui tournant donc le dos plaçant les spectateurs dans la même position que la sienne) une efficacité tragique qui continue d’impressionner et de faire sursauter, même pour qui est familier de cette mise en scène. La magnificence rutilante des costumes napoléoniens d’époque, signés eux aussi d’Anibal Lápiz, ravive également l’intérêt de cette mise en scène.
Voix crépusculaires
Le chef Michelangelo Mazza est applaudi avec force encouragements. Il ménage par sa direction de l’Orchestre permanent du Teatro Colón les effets vocaux des chanteurs en scène. La précision de ses injonctions gestuelles guide et cadre à la fois les intentions musicales en fosse et les interventions en scène. L’esthétique du crépuscule semble orienter du côté du drame les choix musicaux du chef et les inflexions vocales de la distribution.
Anna Netrebko (Tosca), ovationnée dès son entrée en scène, offre un soprano solide et structuré dans les moindres variations stylistiques. La voix reste haute et claire, puissante comme une foudre divine mais aussi sirupeuse et voluptueuse dans les piani gourmands finalisant l’air “Vissi d’arte” de l’acte II, malheureusement préalablement gâté par un vibrato qui joue des tours à la diva russe : le manque de contrôle du fiato (souffle) pose des problèmes ponctuels de justesse préjudiciables à la prestation. Le public, impressionné par des projections savamment dosées et manifestant de l’amplitude dans la palette vocale déployée, ne semble pas lui en tenir rigueur.
Yusif Eyvazov est remarqué et remercié pour son investissement scénique et vocal en Mario. Si le timbre est parfois un peu rude, vertical, certaines de ses inflexions de ténor, soutenues par des projections aisées, dénotent un style italianisant faisant preuve de rondeurs chaleureuses dans le registre des médiums.
Fabián Veloz interprète un Scarpia théâtralement investi : l’autorité vocale manque parfois un peu de volume dans son duo de choc avec Anna Netrebko mais le timbre du baryton, gras, soyeux et riche en harmoniques, l’emporte pour imposer une voix argentine ronde et fermement posée que le public apprécie en manifestant de vifs applaudissements.
Son compatriote et frère de tessiture, Gustavo Gibert, chante un Sacristain visuellement très investi mais parfois trop peu audible (sa voix, claire, élégante et d’un timbre molletonné, est couverte par l’orchestre après le lever de rideau).
Les basses s’illustrent : si Emiliano Bulacios, dans le rôle d’Angelotti, possède une voix forte, ample et rassurante qui fait de lui un confident planté avec vigueur, les projections puissantes de son collègue Carlos Esquivel convainquent également l'auditoire. Elles font de lui, dans la peau du gendarme Sciarrone, un relais vocal docile et naturel de l’autorité portée par Scarpia.
La prestation théâtrale de Dario Schmunck vient renforcer le poids des forces de l’ordre. Sa voix de ténor, brillante, souple et diffuse, assure la crédibilité vocale du policier Spoletta. Celle du Geôlier, assuré par la basse Leonardo Fontana, confirme par ses projections ouvertes et franches la toute puissante autorité de l’administration de Scarpia.
La voix de soprano douce et légère du Petit berger, libre comme l’air (mais dénuée du caractère nauséabond des conspirations de l’ennemi de Mario et Floria) est enfin interprétée par Guadalupe Fustinoni, une lueur d’espoir dans ce monde d’antan corrompu. Comme l’espoir de voir ce crépuscule musical ne jamais s’éteindre totalement.