Pour les fêtes, l'Opéra Grand Avignon ressuscite La Sérénade de Sophie Gail et Sophie Gay
Résurrection d’Avignon
Le 6 juin 2019, la cheffe d'orchestre Debora Waldman dirige à Besançon la Symphonie "Grande Guerre" d’une autre grande compositrice méconnue (heureusement, relativement moins mais dont cette œuvre était pourtant alors donnée en création mondiale) : Charlotte Sohy. Le lendemain, la musicologue Florence Launay spécialiste des compositrices vient présenter à la cheffe la partition de La Sérénade. “J'ai accepté de la lire, se remémore Debora Waldman, pour voir les qualités de l’œuvre (et pas parce qu’elle est l’œuvre d’une femme). Je l’ai déchiffrée, j’en ai constaté tout l’intérêt. Au point que, si je ne me suis pas intéressée à l’œuvre parce qu’elle était signée d’une femme, il me semble clair que le fait qu’elle soit signée d’une femme (et même de deux) est très certainement la raison pour laquelle cette pièce a été si longtemps oubliée. J’ai beaucoup apprécié cette œuvre pétillante, qui sera parfaite pour les fêtes de Noël, et je suis très heureuse que Frédéric Roels ait accepté de monter le projet (avec le soutien du Palazzetto Bru Zane pour le grand travail d’édition).”
Et pour cause, le projet de ressusciter cet opéra correspond pleinement au projet présenté par Frédéric Roels lorsqu’il prit la Direction de l’Opéra Grand Avignon, comme il nous le détaillait en interview. Il y correspond même triplement, répondant aux trois axes de ce mandat, d’abord fondé sur la diversité des formes de l'opéra par “la combinaison entre différents langages, musical, chorégraphique, théâtral”. La Sérénade ne saurait mieux répondre à cette combinaison car il s’agit d’un “opéra-comique” associant donc parties jouées et chantées, et d’autant plus que la chorégraphie (signée Raphaël Cottin) sera présente dans la mise en scène de Jean Lacornerie, qui répond également aux deux autres axes : implication des publics et compagnonnage avec des artistes.
Cette version impliquera en effet le public jusqu’à le faire participer, une marque de fabrique pour Frédéric Roels qui a importé le fructueux concept de l’opéra participatif au fil de ses différents postes (à Liège, Rouen et désormais Avignon). La Sérénade n’a certes pas été ici réécrite comme c’est le cas pour les opéras participatifs (qui sont parfois même créés en format participatif), cette production commencera néanmoins par faire chanter le public, et même lui faire apprendre le chœur final résumant le message de l'œuvre.
Le spectacle présente le spectacle
Pour proposer cette œuvre inconnue au public, le metteur en scène a justement décidé d’impliquer le public, littéralement mais aussi en lui montrant cette œuvre comme en train de se recréer sous ses yeux, par les interprètes qui la découvrent. L’élaboration de ce spectacle suscitant de nombreuses questions aux artistes, ceux-ci les aborderont tout simplement et directement sur scène, offrant par la même occasion autant de réponses et d’explications directement au public : sur les enjeux, les messages, les références parsemées dans cette pièce (de quoi avoir en somme le texte et l’explication de texte en même temps, ou plutôt imbriqués tour à tour).
“Je voudrais faire partager au public le plaisir de la découverte de l’œuvre, comme si nous nous mettions tous autour de la table pour lire la pièce et que nous essayions de comprendre comment et pourquoi les deux créatrices ont (re)travaillé l’œuvre, décidé de mettre en musique telle partie et pas telle autre, explique le metteur en scène Jean Lacornerie qui souhaite ainsi essayer de rentrer dans l'atelier de ces deux artistes et avec elles de construire un opéra en dépliant par moments certaines allusions et jeux de références, pour que les gens les comprennent.”
Car si cette production marque une résurrection de La Sérénade en opéra-comique, cet opéra-comique à son époque était déjà une résurrection de la pièce de théâtre ainsi nommée et écrite par Jean-François Regnard en 1694. Cet auteur, considéré comme un -voire le- successeur de Molière, suit les fameuses intrigues du théâtre français très inspiré de l’Italie (ce que souligne aussi beaucoup la partition musicale par ses influences) : La Sérénade rappelle énormément L’Avare, un père voulant épouser la demoiselle aimée de son fils et finissant puni, alors qu’on lui joue La Sérénade, en cédant à l’appât du gain (trompé grâce à un valet nommé “Scapin” mais aussi ici par la servante, Marine).
“Sophie Gail et Sophie Gay ont repris le texte de cette pièce de théâtre, tel quel mais aussi en développant certains passages, certaines situations particulières pour les mettre en vers et en musique (tout en faisant aussi des coupures pour édulcorer un texte du XVIIe siècle qui était paradoxalement devenu trop râpeux, rugueux, violent pour le début du XIXe), explique le metteur en scène. C’est pour cela que je m’amuse aussi dans le spectacle à réintégrer et à dire ce qui a été coupé, pour le remettre sur le plateau.”
Résurrection-Restauration
“La première question que je me suis posée, nous confie Jean Lacornerie, est de savoir pourquoi ces deux créatrices sont allées chercher, pour un opéra créé en 1818, une pièce écrite par Jean-François Regnard en 1694. Cet auteur eut certes un grand succès en son temps, mais il était très peu joué au temps de Gail et Gay.
Je comprends finalement leur choix car la pièce est drôle et bien écrite, et elle traite d’un sujet musical, ce qui leur a permis de la transformer en opéra-comique. Le choix de cette pièce est aussi une manière pour les deux créatrices de questionner l’évolution de leur société par rapport à celle des siècles précédents. L’époque de ces femmes est charnière : ce n’est pas celle de grandes mutations et fractures esthétiques mais de la Restauration sur le plan politique et artistique. La société et l’art s’interrogent alors sur le monde qui change (l’aristocratie, son univers et ses références tendant à disparaître).
D’ailleurs le lien entre cette œuvre et ses créatrices est très important, direct, intime : la pièce est une revendication de liberté pour les femmes, que Sophie Gay et Sophie Gail ont elles-mêmes menée dans leur vie personnelle.”
Sophie Gail dont le mari lui avait été choisi s’en séparera et aura quatre enfants de quatre pères différents, tandis que Marie Françoise Sophie Nichault de la Valette, épouse Lottier puis épouse Gay, tenait salon.
Références et (ir)révérences musicales
Autant d’enjeux, de contextualisation et recontextualisation sur lesquels s’appuie pleinement la musique et le travail de Debora Waldman, Directrice musicale de l'Orchestre national Avignon-Provence et cheffe d’orchestre de cette production, qui souligne le lien entre les arts, au service de l’opéra-comique dans tous les sens du terme : “Les scènes sont amenées par la musique qui permet tout de suite de comprendre les enjeux : la lecture de la partition permet déjà de se représenter la dynamique de la pièce de théâtre. La dimension comique de la pièce est tout aussi présente dans la musique continuant à faire rire le public (comme dans l’imitation de la voix d’un castrat, ou de la vieillesse, et avec des clins d'œil au baroque). Le comique de répétition est également musical (avec par exemple un passage martial où les voix se lancent les unes à la suite des autres et se répètent) : il faut donc apporter la dynamique, le rythme, les accents pour nourrir la progression musicale et dramatique.”
La partition allie en effet un grand nombre de registres, résonnant avec la richesse théâtrale par la variété des styles (confirmant si besoin était le grand métier de la compositrice Sophie Gail et les raisons de son intérêt pour une pièce du passé au service de la modernité) : “Cette œuvre remontant le temps est un patchwork musical qui démontre son savoir-faire, son artisanat, sa maîtrise des styles tout en apportant ses idées propres.
La musique évoque Rossini, Gluck et cite de manière presque textuelle Bach (le Prélude en Mi bémol majeur avec les mêmes notes). Il y a aussi un air italien cité, et avec des variations (“Ombra adorata aspetta” du Giulietta e Romeo de Zingarelli associé au fameux castrat Crescentini très connu à l’époque). Elle varie aussi la barcarolle vénitienne "O pescator dell'onda Fidelin" en faisant un trio avec trois couplets amusants, des variations et ornements parodiques. Le Boléro aussi est très présent, dès l’ouverture. Tous ces éléments sont des propositions des musiciens pour la fameuse Sérénade qui sera jouée au mariage.”
Toutes ces références servent la construction très claire de cet opéra-comique, et elles seront expliquées grâce à la mise en scène qui se fera médiatrice avec le public, comme s’en félicite Debora Waldman : “La partition est construite en numéros musicaux intercalés avec les dialogues de la pièce, et ici ceux de Jean Lacornerie présentant les morceaux, donnant les références musicales de l'œuvre d’une manière aussi pédagogique (assurant aussi du confort et du plaisir au public pour qu’il puisse connaitre et reconnaitre le contenu).
La partition commence par un duo simple posant d’emblée la question du choix dans le mariage. L’intrigue monte avec ses duos, en climax jusqu’au sextuor, déploie la grande Sérénade qui résout l’intrigue et jusqu’au grand finale où le public participera ici.
Il ne faut donc pas avoir peur de cette découverte au contraire, il s’agit de passer un bon moment, de rire, et même de chanter.”
Les interprètes peuvent ainsi s’approprier ces références et en jouer, afin aussi de les expliquer au public tout en les faisant revivre. Ce sera notamment le cas pour les deux valets, Scapin et Marine, celle-ci tenant un rôle-clé et puissant comme nous en parle Elodie Kimmel qui l’incarnera et qui a également repéré tout un faisceau de fascinantes références dans cette œuvre : “Marine est la suivante de Mme Argante (mère de Léonore convoitée par M. Griffon mais qui aime le fils de celui-ci, Valère), mais c'est une poigne, un tempérament, une femme affirmée qui n'a nullement peur de dire ce qu'elle pense. Elle me fait beaucoup penser à Toinette dans Le Malade imaginaire de Molière : une servante capable de prendre la main sur la maisonnée, elle a une mainmise. Et je m’inspire aussi beaucoup de Serpina dans La serva padrona (La Servante maîtresse) de Pergolèse. En ouvrant la partition pour la première fois j’ai tout de suite pensé à cette œuvre, pour le côté servante-maîtresse du personnage et dans l’écriture vocale qui allie l’agilité d’une soubrette avec un côté plus corsé (pleinement dans le tempérament de ce personnage de servante qui prend le pouvoir). Le duo avec Scapin est aussi un pas vers une écriture Rossinienne, toujours en subtilité et soupçon.
Je mets en bouche certaines répliques corsées, très amusantes à dire, franches du collier avec des mots frontaux et forts de caractère. Découvrir une telle œuvre (et sa réception) permet de réaliser combien le texte est subversif, et de voir les couleurs qui émergent selon les morceaux avec beaucoup de fraîcheur : c’est enlevé. C’est une écriture de belle ligne, de longues mélodies très plaisantes à mettre dans la voix et à incarner.
Le lien entre théâtre et musique est un grand enjeu et il nous apporte un vrai soutien : les dialogues ont une force théâtrale, il y a ici beaucoup (beaucoup) de texte parlé. Nous ne sommes pas du tout dans le modèle d’opéra-comique où le texte passe simplement pour introduire les airs : ici, les arts sont comme à parts égales. Il faut donc gérer le passage de l’un à l’autre en restant dans l’énergie, sur le plan dramaturgique et technique. La musique prolonge l’intrigue, il y a un lien de continuité, d'entremêlement qui sert à ce travail.”
Thomas Dolié, qui incarnera Scapin, retrace la même expérience fascinante de découverte complète de cet opéra-comique, de ses créatrices, et la construction de son personnage : “En découvrant l'œuvre lorsque l’Opéra d’Avignon m’a contacté j’ai tout de suite été très intéressé. J’ai d’abord eu une petite alerte en découvrant dans la vieille édition de la partition que le rôle avait été créé par le fameux baryton nommé ‘Monsieur Martin’ qui a donné son nom à la voix de ‘baryton-martin’ (baryton aigu), qui ne me correspond pas du tout. La présence de cette star de l’époque et la création de l'ouvrage à l’Opéra Comique de Paris prouvent la célébrité dont jouissaient ces artistes féminines.
En fait, Monsieur Martin n’était pas un baryton ténorisant : il était vraiment baryton mais avec une voix mixte et de fausset très travaillée et très puissante, très impressionnante et qui avait ainsi cette extension dans l’aigu. Presque un “haute-contre-baryton”. Mais ce rôle a finalement une écriture de baryton lyrique assez classique, sauf sur deux pages où il décline un pastiche de nombreux airs musicaux avec des imitations de Rossini, Gluck, de musiques françaises plus anciennes et même une imitation de soprano (écrit dans la partition en contrefaisant Crescentini). Sa ligne est toujours en clef de fa (celle pour les notes graves de partitions), dans une zone assez grave mais ajoute des vocalises qui montent jusqu'aux sommets ! Cela fait partie des sacrées surprises quand on découvre une partition.
Le rôle est sinon celui d’un factotum omniprésent qui dénoue les situations, il est très alerte et plaisant à incarner. La partition reste dans un style très français, de romance, avec des citations et références traduisant une énorme curiosité entre airs classiques, Bach, pastiches, polonaise, barcarolle et boléro en italien montrant que la musique peut fonctionner ensemble et se réunir en une seule œuvre. La liste des numéros de l’opéra est un voyage !
Mais un voyage que nous allons expliquer et contextualiser pour le public, au sein même du spectacle, ce qui me plaît beaucoup : face à une telle œuvre inconnue, tout le monde vient découvrir et se verra accompagné dans cette première fois.”
Rendez-vous est donc pris à l’Opéra Grand Avignon vendredi 30 décembre et samedi 31 décembre 2022 à 20h, ainsi que dimanche 1er janvier 2023 à 16h pour découvrir cette œuvre en commençant par chanter le chœur final : “Divine mélodie ! Tout cède à ton art enchanteur ! C’est aux accords de ta douce harmonie Que nous devons aujourd’hui le bonheur.”
Et pour préparer au mieux votre expérience artistique, l'Opéra Grand Avignon organise également dans la Salle des Préludes (entrée libre) :
- Samedi 17 décembre à 14h30 une Conférence autour de La Sérénade, donnée par Catherine Michaud.
- Vendredi 30 décembre à 12h30 dans le cadre de la série « Midi à l'Opéra », une Rencontre avec la musicologue Florence Launay autour de Sophie Gail, compositrice lyrique sous l'Empire et la Restauration.
La Sérénade est une coproduction Opéra Grand Avignon, Angers-Nantes Opéra, Opéra de Rennes, Opéra de Toulon Provence-Méditerranée et Palazzetto Bru Zane.