Anna Netrebko et Yusif Eyvazov en récital au Teatro Colón
Pour la première étape de son voyage à Buenos Aires, la diva russe se
produit en récital en compagnie de Yusif Eyvazov, en prélude à Tosca qu’elle interprétera également aux côtés de celui qui partage sa vie et, pour
l’occasion, la scène du Colón. Le séjour
argentin d’Anna Netrebko
alimente la presse locale et anime les commentaires les plus divers sur les
réseaux sociaux depuis que la cheffe Keri-Lynn Wilson, qui a des origines
ukrainiennes, a refusé de diriger en fosse les trois des dix représentations in
loco de Tosca où Anna Netrebko chante le rôle titre.
Le programme de la soirée a le mérite de la cohérence : la première partie est intégralement chantée en russe autour de pièces romantiques de Rimsky-Korsakov, Rachmaninov, Tchaïkovsky, avec une incursion au XXe siècle avec Gara Garayev, compositeur azerbaïdjanais chanté par Yusif Eyvazov avec lequel ce dernier partage la nationalité. La deuxième partie du récital est consacrée aux compositeurs et aux langues d’Europe centrale et occidentale : Strauss, Gustave Charpentier, Dvořák, Leoncavallo, Tosti, Gastaldon, Cilea et Ernesto de Curtis. Le répertoire sélectionné par le couple formé des deux chanteurs est centré sur la thématique de l’amour, sous diverses sensibilités : langueur, nostalgie, jalousie, éveil de l’amour naissant, éclat et tourments de l’amour passion, etc. Pourtant, parmi les trente titres choisis, le couple ne se ménage que deux duos.
Le duo formé pour « Tu, ca nun chiagme » d’Ernesto de Curtis est l’un des rares moments d’harmonie des timbres et d’équilibre des volumes nourrissant une complicité palpable entre les deux chanteurs. L’enchantement réunissant les voix s’accorde mieux que la prestation scénique, les deux amants hésitant dans les gestes qui les mènent au baiser final qu’ils échangent.
Le spectacle est mis en espace à l’aide d’accessoires et d’éléments de décor d’intérieur (chandeliers, table, guéridons, chaises, fleurs, livres anciens) propices à un cadre de la thématique amoureuse. Les entrées, sorties, déplacements et mouvements des deux chanteurs sont ordonnés de sorte à mettre en valeur les deux voix au regard du répertoire choisi pour chacune d’entre elles. Les pas de danse esquissés par la soprano, y compris pieds nus, détendent l’atmosphère.
La puissance vocale d’Anna Netrebko est solaire. Cet astre vocal est fait d’un métal rare et précieux. Cependant, le répertoire retenu, relevant très majoritairement de la chanson, de la romance ou de la sérénade, n’est peut-être pas le plus approprié pour apprécier l’étendue et la diversité des techniques vocales de la diva russe. Nonobstant, la voix est claire, haute, triomphante de sa charpente de cathédrale. L’homogénéité du timbre frappe, même si toute la tessiture n’est pas sollicitée. Les aigus, portés par une assise ample, sont tantôt vaporeux ou cotonneux, tantôt acérés et tranchants. Le vibrato sert à l’occasion de variable dramatique. Des projections sulfureuses s’ornent parfois d’arabesques dentelées. La prononciation du russe est ouverte et pleine, celle de l’allemand est claire, dans les deux cas servie par une articulation robuste. Celle de l’italien et du français, en revanche, marque une plasticité articulatoire amoindrie. Si la chaîne vocalique de l’italien est obscurcie, celle du français est assez lourdement altérée et erronée. Dans ces deux langues, la compréhension des paroles est rendue difficile et oblige à la lecture des surtitres.
Pour sa part, le lustre de la voix de Yusif Eyvazov se fait de plus en plus brillant au cours de la soirée. Le ténor offre une ample palette de médiums chauds et pleins, appuyés par des projections puissantes, fermes et maîtrisées par des efforts respiratoires et articulatoires conséquents. À tel point que le ténor sort de scène pour s’abreuver. Sa prononciation de l’italien est ouverte et compréhensible. Le velours du timbre est particulièrement soyeux dans l’expression de la langueur, plus abrupte ou rustique sur des mélodies plus enjouées ou colorées. Mais le public, d’où s’échappe un « ¡Gracias! » entre deux romances napolitaines de salon, lui est reconnaissant d’aborder avec autant de ferveur et d’enthousiasme vocal un répertoire que les Argentins avaient particulièrement affectionné lors de la visite de Roberto Alagna et qui permet à Yusif Eyvazov de trouver sa voix et un talent propres, sans rien devoir à son illustre épouse, si ce n’est un geste maternel, bienveillant et touchant, lorsque celle-ci sort de la coulisse pour lui apporter une bouteille d’eau, doux élixir d’amour permettant au ténor d’hydrater une gorge fortement sollicitée.
Ángel Rodriguez, accompagnateur attentif et soigneux, présente au piano un toucher sensible et un sens de la mesure qui met en valeur les voix qu’il berce de son clavier bien tempéré, bien davantage qu’il ne l’avait fait récemment aux côtés de Javier Camarena. Freddy Varela Montero, premier violon de l’Orchestre permanent du Teatro Colón, intervient ponctuellement et tire de son instrument des lignes larmoyantes qui attisent la langueur des mélodies chantées par les deux vedettes.
La salle comble et ses 3.000 spectateurs applaudissent chaleureusement les deux accompagnateurs. Anna Netrebko et Yusif Eyvazov sont, quant à eux, ovationnés et attendus de pied ferme dans Tosca, qui sera pour eux une autre paire de manches.