Orphée aux Enfers d’Offenbach à Nice : une baie mi-ange mi-démon
Comme pour La Veuve joyeuse de Lehár donnée la saison dernière in loco et déjà mise en scène par Benoît Bénichou, tous les espaces de l’opéra sont mobilisés, depuis l’entrée, les loges d’avant-scène, la salle où l’on demande au public d’applaudir et de lire des tracts. À l’entracte, dans le foyer, sont proposés des « entremets », ballets anciens ou modernes, dans l’étroit sillage de la mise en scène. Tout un espace immersif en résulte, qui réunit en un même spectacle, public fictif et public réel.
La mise en scène de Benoît Bénichou qui signe aussi les vidéos (références au cinéma et au Festival de Cannes), relève d’un éclectisme averti travaillant à nouveau la porosité entre les espaces, les temps, les genres, les époques et les arts. Le spectacle puise dans l’esprit et l'époque d’Offenbach et d'antan, dans les codes de l’opéra-ballet "féerique" (Eurydice, alias blanche-neige étreint un cochon rose après avoir fui un ballet de mouches) tout en interrogeant notre monde et même directement le public auquel sont distribués des tracts du « Collectif art neuf : Pour un art neuf, stop au dictat intellectuel, libérons-nous de la pensée globale, brisons le moule de la pensée classique, pour des créations modernes qui résonnent dans notre monde », avec comme logo, un poing brandissant une croche.
Dans ce dispositif, Bruno Fatalot peut s’en donner à cœur joie pour imaginer toutes sortes de costumes : de l’antique revu et corrigé par le grand siècle et ses robes à paniers, aux lamés contemporains. Les décors de Christophe Ouvrard assument gaiement leur côté carton-pâte, et déboutonnent les motifs qui évoquent pastorale, enfer ou paradis, modules d’appartements, et plus particulièrement le cabinet d’aisance sur lequel Orphée est enchaîné, tout en jouant du violoncelle. Les lumières de Mathieu Cabanes, quant à elles, projettent de manière décomplexée, des couleurs franches, saturées, qui découpent des univers fuchsia, vert pomme, rouge sang. Les chorégraphies de Sophie Peretti-Trouche ont également la possibilité de travailler les corps dans leur animalité (faune, cerf, mouche, cochon).
Le plateau déploie des talents multiples : d’acteurs à l’élocution impeccable, de chanteurs ayant de l’abattage, de quasi-danseurs maîtrisant l’espace scénique, le tout avec une apparente simplicité ainsi qu’un engagement total. L’Eurydice de Perrine Madoeuf, quasi omniprésente sur scène, offre sa vocalité de lionne, son timbre de velours et ses qualités scéniques à l’œuvre. La consistance de son chant, au paroxysme de la vocalise, déteint comme son aisance sur le plateau : sans fioriture, avec endurance, abattage, de manière franche et généreuse. Elle attaque le son par le dessus de la note, déploie un ample vibrato, pour donner du relief, du fruit, de la matière vocale et de la solidité à la ligne de chant. Sa vocalise bouche fermée par l’onomatopée « bzz » tandis qu’elle s’acoquine avec la mouche, achève d'emporter l'auditoire.
L’opinion publique est la Mère d’Orphée vêtue de vison, grimée par la mezzo-soprano Héloïse Mas. Elle se fond dans la masse du public, avant le spectacle ainsi qu’à l’entracte, renforçant la consistance comique de son personnage, soit déluré, soit inquiétant. Tantôt une marâtre de boulevard ou de conte de fée, tantôt sorcière shakespearienne, la voix est longue, diversement colorée depuis un mezzo roucoulé dans sa gorge, jusqu’au filet perçant et amer du haut de sa tessiture. Son lyrisme décadent s’appuie sur un timbre charnu, une lourde liqueur charnelle, sucrée ou amère.
La Junon de Sofia Naït est une incarnation d’épouse bafouée, ici toujours au bord de la crise de nerf. Cela se manifeste par sa mise antico-baroque et par un organe ductile qu’elle mobilise comme un ruban élastique au timbre argentin.
Cupidon, dans lequel se glisse la soprano Jennifer Courcier, est servi par une voix légère, aérienne, qui atteint l’oreille de l’auditeur comme une fine flèche d’archet, un peu piégée par le décor. Son rôle est traité savamment par Offenbach, qui la fait dialoguer avec le chœur, en un irrésistible contraste. Les chœurs chantent souvent à l’unisson, pour pasticher la recherche d’authenticité et de simplicité de Gluck dans son Orphée et Eurydice (en réaction à la tragédie lyrique traditionnelle de Rameau notamment).
Diane est habitée par la soprano Virginie Maraskin, artiste du chœur de l’opéra, élégante petite souris blanche à l’élocution précise, labile, facile à imaginer en Zerlina ou Pagagena. Mélissa Lalix, issue du chœur également, propose une Minerve discrète mais distinguée, dotée d’une élocution de grande école qui lui permet de tirer son épingle de ce jeu de dames en proie aux mauvais tours de Jupiter. Toutes ces mascarades vocales sont reprises par les chœurs avec allégresse, au cours de la scène de l’Olympe, empruntée à la deuxième version de l’œuvre, dans laquelle sont énumérées par les déesses, les différentes métamorphoses de Jupiter. Elles forment un collier de perles fines, de voix légères, prises par un sentiment de jubilation syllabique, telles des enluminures acoustiques. La Vénus de Pauline DesCamps s’appuie sur une voix large, qui se laisse répandre sur la scène par une affectation soignée, des éclats dans les notes aiguës, des "r" roulés jusqu’à rester ancrés dans le gosier.
Côté masculin, ce n’est pas Orphée, mais le duo de personnages "metteurs en scène", qui occupe le devant de la scène. Le Jupiter-Jupin de Philippe Ermellier, vient distribuer les rôles sur scène et s’adresser même au chef d’orchestre pour lui indiquer les reprises, lors d’interminables répétitions qu’il vient ordonner à son petit monde poudré de théâtre baroque à l’antique. Sa présence naturelle de maître de l’Olympe, son jeu outré à la Louis de Funès, dans ses parties parlées, sont servis par un timbre rocailleux, qui ne craint pas d’entrer dans le corps du son et de le plier aux caprices d’Offenbach et de Benoît Bénichou. Sa souplesse, son élasticité, son sens de la scène sont de précieux outils à cette fin.
L’Aristée-Pluton du ténor Jéremy Duffau crève l’écran, plus que le tympan. En jean, santiags, perfecto, il est un caméléon, habile à trouver les postures parfois coquines du spectacle. La voix est souple, bien déclamée, projetée, tandis qu’il mâche avec gourmandise ses paroles, jusque dans le surjeu de la déclamation des vers à l’antique. Il est imbattable dans la production massive de "r" roulés et peint quelques enluminures, lui aussi, avec son affectation feinte, son agilité dans le passage d’un registre à l’autre, de poitrine ou de tête, d’une dynamique extrême à l’autre (forte ou piano).
L’Orphée de Pierre-Antoine Chaumien offre son timbre précieux, sa présence aiguisée, son épée vocale droite et précise, sa prononciation claire, à ce rôle (ingrat d’autant qu’il est enchaîné sur des toilettes pendant une bonne partie du spectacle) tout en sachant intensifier son chant pour trouver l’équilibre vocal délicat requis par le genre de l’opérette.
Le Mars de Fabrice Alibert produit des stances ampoulées à souhait dans ses couplets. En guerrier de pacotille, il exagère son vibrato, à l’image de la grande lance qu’il tient dans sa main droite (mais il recevra quelques saluts personnels).
Le John Styx de Frédéric Diquero en a la bonhomie alerte, capable de plier directement sa voix, fine, ouverte, lumineuse et sa plastique souple et bondissante, aux ordres d’un metteur en scène moderniste totalement abusif. Dans un tout autre genre, le Mercure de Gilles San Juan, apporte dans sa partie toute la vocalité nerveuse, charmante et stylée que requiert la mécanique loufoque de son tour chanté. Il peine cependant à traverser la rampe, ce qui relève quand même d’un exploit dans le millefeuille scénique. Sa gouaille et sa bonne articulation, sa capacité à mettre de l’intention quasi parlée, dans son chant, viennent pallier ce petit manque.
Le chef d’orchestre Léo Warynski (déjà apprécié avec Akhnaten) se montre olympien. Il conduit un Ballet de Neptune au dramatisme quasi wagnérien, rythmé par des éclairs de lumière venant de rampes de lumignons. Son sens du tempo dramatique permet en grande partie d’éviter l’écueil du grotesque et du vulgaire, ou celui du pastiche. En cela, l’Orchestre Philharmonique de Nice montre une adaptabilité remarquée, jusque dans les solos. Les chœurs préparés par Giulio Magnanini montrent un engagement total, une endurance à toute épreuve, notamment dans leurs larges et puissants passages à l’unisson.
Le public manifeste sa joie totale, pour un spectacle davantage jubilatoire que déroutant et signant le début des fêtes.