La recette épicée de Carmen à Bastille
Sur le vaste plateau de Bastille, l'équilibre est aussi permanent que violent dans cette mise en scène de Calixto Bieito, entre femmes-proies et homme-chasseurs. Les militaires sont abusifs dans leurs gestes et propos, exacerbant les tensions avec les femmes avides de liberté. Cette lutte sera incarnée en une culmination par la scène finale entre Don José et Carmen dans l'arène dessinée à la craie d'une corrida ou d'un ring.
Le plateau fait défiler des images d'Épinal d'une Espagne de différentes époques : entre drapeau, robes de sévillanes, "botellón" (réunions dans l'espace public), taureau noir gigantesque en fond de scène, sous les lumières soignées et expressives d'Alberto Rodriguez Vega. Si les costumes et accessoires (et voitures sur le plateau) rappellent un univers d'Almodóvar, l'ivresse et la gestuelle sexualisée du jeu se font constantes et réitératives. Le drame finit tout de même par reprendre le pas, comme si la violence permanente se concentrait en vue de la grande scène finale.
Cette énergie finira par faire déborder de violence le Don José de Michael Spyres, d'autant plus et enfin qu'il travaille son personnage sur l'émotion, sur la réserve même dans les premiers temps (il construit un personnage blessé subissant les tensions prônées par la mise en scène). La ligne de chant et le phrasé sont soignés, autant que les élans équilibrés et centrés d'un instrument très malléable. Le timbre, cuivré et rond, passe avec aisance d'un bout à l'autre de la tessiture en conservant une homogénéité manquant seulement de puissance dans certains aigus souvent pris en voix mixte.
Gaëlle Arquez conservera pour sa part la réserve de son personnage, comme une autre forme de lutte face à la violence (mais surtout afin d'assumer les exigences contraignantes de son chant). Si l'actrice est prudente, la chanteuse lance la voix, notamment dans les airs plus "légers" (la Séguedille par exemple). La ligne reste chaleureuse (hormis dans le haut du registre écourté d'un vibratello) et ronde, mais le visage souvent baissé sur le larynx a tendance à engorger le timbre, néanmoins bruni comme en répliques parlées de cigarière.
Lucas Meachem caractérise immédiatement le personnage d'Escamillo, s'emparant du grand plateau avec le panache et la verve attendus. Le baryton déploie l'élégance de sa voix charnue et claire, à l'émission centrée et sûre mais aux graves peu sonores. Le grand air du toréador apparaît ainsi peu confortable pour la tessiture bien plus à l'aise dans le duo avec Don José.
Micaela est ici d'autant plus confrontée à la violence de ce monde. Adriana Gonzalez en montre ainsi à la fois son caractère timoré mais aussi comment elle le combat par un tempérament enjoué et pragmatique qui ne cède jamais au minaudage et qui sait parer son chant de nuances expressives. La voix, très ronde, est parfois émise en arrière, limitant notamment la projection dans ses notes les plus aiguës. La délicatesse de certains sons émis piano apporte une intimité appréciée au duo avec Don José.
Marc Labonnette est un Dancaïre à la voix sonore mais un peu trop ouverte, au son franc et parfois volontairement fruste, très crédible en mi-homme d'affaires mi-souteneur. À ses côtés en Remendado, le ténor Loïc Félix est un acolyte du même acabit, au jeu assuré et réjoui, porteur d'une voix claire et pincée très audible. Le Zuniga d'Alejandro Baliñas Vieites est arrogant à souhait et possède une voix de basse onctueuse à la diction française sans reproche. Le Morales de Tomasz Kumiega peine plus à se faire comprendre malgré une voix puissante aux aigus courts. Enfin, la Frasquita d'Andrea Cueva Molnar et la Mercedes d'Adèle Charvet séduisent par leur implication scénique et l'entremêlement de leurs timbres. La première possède une voix claire et liquide sans jamais appuyer le son, la seconde apporte à son personnage un son rauque et expressif.
L'énergie du plateau est également investie par la direction inspirée de Fabien Gabel, qui donne à entendre toute la richesse des couleurs de la partition, mettant l'accent sur certains accords, tirant vers le lyrique certaines mélodies sans jamais casser l'architecture d'ensemble. L'effet est d'autant plus saisissant dans cette vaste salle. L'Orchestre de l'Opéra National de Paris est à l'image de cet investissement, soigné et rond, sachant s'emporter dans les passages les plus vifs aussi bien que s'étendre souplement dans les phrases plus délicates et les insinuations plus subtiles.
Certains décalages se font entendre dans le chœur, à l'entrée des cigarières sans pour autant ternir le son incisif des divers pupitres, sachant nuancer leur discours avec musicalité et à propos. À cela s'ajoute un jeu investi et impliqué de toute part.
La soirée est applaudie par un public venu nombreux, réjoui par l'engagement commun des artistes.