Le Met Opera à l’heure de Virginia Woolf pour The Hours
Retransmission via France Musique, le 17 décembre 2022 à 20h :
Cette nouvelle production signée Phelim McDermott avec les moyens pharaoniques du Metropolitan Opera House lui permet de s’attaquer à The Hours, roman de Michael Cunningham publié en 1998, lauréat du Prix Pulitzer, et adapté en film par Stephen Daldry en 2002, dont l’opéra reprend ici les codes esthétiques, l’intrigue et le texte du scénario de David Hare (retravaillé par Paul Cremo et Greg Pierce), ainsi que quelques éléments musicaux de la partition de Philip Glass (également récompensé pour sa musique du film).
The Hours prend pour point d’appui Mrs Dalloway (1925) de Virginia Woolf, à travers trois niveaux, trois temporalités et trois destins de femmes, en passant de l’une à l’autre constamment, ce qui relève d’une prouesse technique sur une scène d’opéra. Le spectacle suit alors les doutes de Virginia Woolf (Nicole Kidman dans le film, Joyce DiDonato dans cet opéra), en train d’écrire son roman et faisant face à ses propres difficultés psychologiques, ainsi qu'une lectrice de Mrs Dalloway, Laura Brown (Julianne Moore – Kelli O'Hara) coincée dans sa vie de femme au foyer des années 1950 et cherchant à s’en échapper par la lecture, et enfin l’héroïne de Virginia Woolf elle-même, Clarissa Dalloway, réincarnée en une Clarissa Vaughan (Meryl Streep – Renée Fleming) new-yorkaise du début des années 2000, et reproduisant l’exacte journée de Mrs Dalloway, alors que les heures tournent jusqu’à la mort de son ami Richard (en réalité le fils de Laura), séropositif.
Trois plateaux (la cuisine de Clarissa, celle de Laura, et le bureau de Virginia Woolf) auxquels s’ajoutent la chambre d’hôtel de Laura et l’appartement de Richard, forment autant de huis-clos du film, qui tournent et glissent, superposés ou au contraire isolés, sur la largeur, mais aussi la profondeur ou la hauteur de la scène du Met, selon les enjeux narratifs et musicaux de l’opéra.
Cet opéra de femmes fortes et fragiles à la fois, se battant pour exister dans un monde –sentimental comme professionnel– qui leur échappe est porté par trois voix bien caractérisées. Renée Fleming est une Meryl Streep moderne et dans la (re)tenue, reprenant les codes du personnage de Clarissa de la version filmique avec chaleur et volupté de timbre. Elle préfère cependant mettre en avant une certaine cérébralité de la ligne et du son, manquant parfois un peu de puissance, caractérisant son personnage d'une relative froideur. L'accent mis sur une certaine intimité, avec beaucoup de délicatesse musicale, notamment dans ses attaques et prises de son donne aussi envie de voir cette voix se laisser aller à un plus grand débordement émotionnel (mais reste certes à l'image du personnage).
Sa consœur soprano Kelli O'Hara campe avec force de conviction son personnage de Laura, Madame Bovary à l’américaine, femme au foyer sensible et coincée dans une vie de mère qui ne lui convient pas. Puissante et intense dans chacune de ses interventions, la chanteuse double un timbre légèrement nasillard d’un grand dynamisme dans le mouvement des phrasés, avec des aigus épanouis. La scène dans l’hôtel Normandie est ainsi particulièrement poignante, l'intensité rare tirant certes parfois vers une perte de maîtrise du son, et quelques aigus un peu criards, mais qui permet en même temps de comprendre le véritable profil psychologique et vocal de Laura.
Viriginia Woolf épouse les traits de Joyce DiDonato, dont la voix de mezzo-soprano apporte les nuances dans cette partition. Le timbre est reconnaissable à sa chaleur enveloppante, avec une prise de son par au-dessus, mêlant ses harmoniques aiguës cristallines au soutien de ses résonnances graves (même si son investissement diminue pour elle aussi la maîtrise dans les derniers instants).
À ces trois voix féminines dominantes font face des seconds rôles qui contribuent à délimiter les différents espaces temporels de l’opéra. Sally, la compagne de Clarissa est interprétée par la mezzo-soprano Denyce Graves, qui propose des résonances mêlant aigus et graves, avec un timbre tirant vers le nasal. Malheureusement l’opéra comme le film ou le roman en fait un personnage tout à fait secondaire.
Dans sa journée, Clarissa croise Walter, un écrivain interprété par le ténor Tony Stevenson, dont les interventions ressemblent davantage à des répliques vocalisées. Son timbre lui aussi nasalisé, avec une voix de tête assez intense, est donc mêlée d’une spontanéité orale qui tranche un peu trop avec la chaleur tenue de Renée Fleming.
Clarissa rencontre aussi Barbara, la fleuriste, interprétée par Kathleen Kim. La soprano s’empare de la scène avec une aisance impressionnante, la voix se montrant particulièrement puissante, claire et ample dans les aigus (son solo rappelant des aigus de la Reine de la Nuit, un peu forcée de traits et à l’intonation variable, mais qui traduit aussi l’extravagance du personnage).
Les deux autres personnages masculins avec qui Clarissa évolue sont les anciens amants Richard et Louis. Le ténor William Burden qui interprète celui-ci choisit un style absolument musical, mêlant donc le contenu narratif de son texte à un dynamisme vocal, qui joue des résonnances aiguës comme par des petits éclats.
Mais le personnage masculin central est bien Richard, pour son histoire d’amour contrariée avec Clarissa. Kyle Ketelsen représente ici la maladie du personnage en jouant sur des sonorités sèches mais d'où transpire cependant sa voix de baryton-basse dans les résonnances graves qu’il travaille tout en y mêlant du souffle. Son interprétation constante et fidèle se retrouve cependant limitée par un certain manque de puissance, que les vibratos larges ne suffisent pas toujours à compenser.
Les scènes avec Laura jouent aussi avec différents personnages, et notamment son mari Dan, et son fils Bug. Dan Brown est interprété par Brandon Cedel, baryton-basse enthousiaste, qui apporte un peu de gaieté sur scène. Son timbre caverneux quoique parfois sec donne du caractère à ses rapides interventions, et forme un équilibre avec Laura. Bug (Richie) fait figure de belle surprise en la personne du jeune Kai Edgar qui assure toutes ses parties avec solidité, efficacité, et en proposant une interprétation tout à fait convaincue. L’intonation particulièrement juste met ainsi en valeur les nuances enfantines mais toujours bien audibles.
Les trois enfants Julian, Quentin et Angelica sont interprétés par trois graines de Broadway : Atticus Ware avec efficacité et déjà une rondeur vocale, Patrick Scott McDermott avec des aigus un peu faibles, tandis que Lena Josephine Marano les déploie par un placement pincé typique.
Nelly, la bonne, manque un peu de puissance avec la mezzo Eve Gigliotti, bien qu’elle montre des résonances graves intéressantes, et un engagement physique indéniable. Plus en retrait en Kitty, Sylvia d'Eramo compense par un dynamisme certain dans ses attaques, avec une voix de soprano aux résonances chaudes. Elle joue aussi sur l’amplitude et la chaleur de sa voix pour incarner Vanessa, sœur de Virginia et mère accomplie.
Sean Panikkar propose en Leonard, mari de Viriginia Woolf, une prise de voix assez surprenante, par l’arrière, ce qui donne un caractère vocal jouant alors entre résonnances graves caverneuses, presque comme une basse, et éclats plus aigus. Ses interventions sont amples et puissantes, avec un vibrato intéressant mais manquent parfois de précision dans la diction.
Dernier personnage, l’homme sous l'arche / le concierge John Holiday, n'allume pas le feu vocalement mais parcourt l’ensemble de ses interventions atypiques avec des vocalises harmonieuses au timbre cristallin, tout en apportant une réelle poésie aux différents tableaux. La poésie vient aussi des danseurs (chorégraphie d'Annie-B Parson), qui peuplent et habitent les scènes, mais qui parfois brouillent aussi un peu le propos, et la scène du Met, rapidement surchargée par les plateaux et ses multiples personnages.
Le Chœur multiplie aussi le nombre de personnages sur scène(s). Dans cet opéra mettant en valeur les femmes, les sopranos se distinguent par un beau son plein, les altos jouant sur les résonances et les rythmiques, pour un ensemble souvent très délicat. Les voix masculines manquent notamment de basses et de distinction dans leurs prises de parole, les ténors étant bien trop discrets. Pour cette première mondiale scénique, le chef Yannick Nézet-Séguin s’en tient alors à une interprétation musicale sobre de l’opéra qu’il avait déjà dirigé en version orchestrale à Philadelphie en mars dernier. La fosse se montre donc efficace mais en retrait, sans véritable éclat, bien que se déploient des moments d’harmonie entre voix et claviers (marimba et piano ont principalement des parties solistes assurées avec beaucoup de délicatesse).
Le public notamment socialite new yorkais, qui s’est pressé au Met pour cette première bondée, applaudit avec joie cette production résolument moderne et salue avec enthousiasme cet opéra à l’américaine, aux références et motifs tenant autant à Broadway ou Hollywood qu’à l’univers de Virginia Woolf.