Rigoletto pour Thanksgiving marque les débuts de Bernheim et Scappucci au Met
La mise en scène de Bartlett Sher opère un troisième déplacement : Le Roi s’amuse de Victor Hugo situé à la cour de François Ier à la Renaissance, déplacé dans l’opéra de Verdi sur le livret de Piave à la cour italienne de Mantoue autour de la famille Gonzague, est ici déplacée dans la République allemande de Weimar (1918-1933). La production met en effet l’accent sur une décadence pré-fasciste qui tient autant à Brecht qu’à l’expressionnisme allemand, mêlé à des références de pop-culture (Rigoletto est à mi-chemin entre le Docteur Mabuse et le Pingouin du Batman de Tim Burton).
L’aspect est hétéroclite au point de mêler et de confondre les références (l’ambiance chemise noire du groupe venant enlever Gilda dans sa maison de Cendrillon), mais n’en éblouit pas moins comme de coutume face aux impressionnants moyens du Met, et notamment ce gigantesque palais/plateau tournant.
Le baryton Quinn Kelsey donne au sensible bouffon Rigoletto sa voix toute particulière, d’abord jusqu’à délaisser le bel canto avec un son tout en souffle, extrêmement sec, qu’il associe avec des résonances plus caverneuses. Il nuance plus tard ces aspects avec une certaine chaleur et un fin vibrato, en alternance avec des effets de voix de tête à l’intonation parfois un peu approximative, qui participent surtout à un sentiment d’étrangeté (celle du personnage mais poussée à l’extrême). Le baryton perd de nouveau de la puissance dans les longues parties solistes, et ses tenues faiblissent.
Le Duc de Mantoue permet à Benjamin Bernheim de faire ses débuts in loco. Le ténor franco-suisse propose une interprétation tout en finesse, qui mêle la délicatesse musicale des attaques à une rondeur dans l’approche du son, toujours avec simplicité. Le ténor n’hésite pas à glisser vers quelques passages plus soufflés lors d’interventions narratives, mais il revient très vite à un son plein. Privilégiant toujours la qualité et les accents à la puissance, il affirme la résonance de ses aigus avec un enthousiasme scénique qui soutient son jeu d’acteur, justement efficace.
Les autres personnages masculins sont plus discrets. John Relyea offre nonobstant à Sparafucile sa signature vocale de baryton-basse jouant sur des résonances profondes et un timbre caverneux vibré. Les tenues sont allongées mais trop (au point de déborder des cadences). À l’inverse dans ses tenues courtes, le baryton-basse Bradley Garvin propose un Monterone caverneux, avec un vibrato serré mais contraint dans sa musicalité (insistant fortement sur le principe de représenter la fatigue du personnage).
Le couple Ceprano n'est pas des plus assortis, entre Brittany Renee à la voix de soprano chaude et dynamique qui donne de l’enthousiasme aux résonances aiguës puis une teinte sombre au drame, face à Paul Corona plus discret, ses interventions dessinant une amplitude de grave chaleureuse mais qui ne ressort pas des ensembles. Borsa, interprété par le ténor Scott Scully est aussi trop discret. S’il s’affirme dans quelques interventions, sa voix manque de timbre et de rondeur, tandis que les tenues s’échappent dans un choix de vocalité parlée/soufflée. À l’inverse, le personnage de Marullo est remarqué dans l’interprétation de Jeongcheol Cha, le baryton-basse alliant l'intensité du personnage avec des montées en voix mixte. Yohan Yi n’a qu’une très brève intervention en garde, qu’il assure avec efficacité et des résonances graves.
Les basses du chœur manquent de clarté dans les premières interventions, mais échangent ensuite avec les ténors résonnants. L’ensemble de la phalange manque parfois de précision mais les parties mélodiques sont engagées.
Gilda, la fille de Rigoletto, acquiert une certaine maturité par la voix de Rosa Feola, puissante et ample, tout en rondeur et douceur (allant de fait à l’encontre de son costume vert d’écolière britannique). L’intonation reste cependant approximative, et les attaques sont un peu vagues, la voix craquant dans certaines envolées. Son interprétation reste ainsi dans un entre-deux, vocalement et scéniquement.
Giovanna est interprétée par la mezzo-soprano Edyta Kulczak qui fait également des choix d’interprétation surprenants, avec un expressionnisme intense aux couleurs d’étrange. La définition de la ligne vocale reste un peu vague, avec un souffle important mais elle propose néanmoins des résonances présentes et transmet le sens de ses paroles.
Aigul Akhmetshina (débutant elle aussi dans la maison) déploie en Maddalena sa voix de mezzo ronde et chaleureuse mais manquant de puissance pour rester toujours audible (bien qu’elle compense par son dynamisme et une présence scénique certaine). Enfin, Andrea Coleman chante la brève partie du page avec l’efficacité d’un placement précis.
La cheffe Speranza Scappucci met en valeur la musicalité de l’opéra, en accentuant le caractère de certaines scènes, par ses mouvements et nuances (sans hésiter à exacerber les dynamismes). Ces grands ensembles gagnent ainsi en contrastes, avec aussi de brusques changements de caractères, et des ruptures entre les airs et les moments plus narratifs (ce que renforce l’hétérogénéité de la distribution vocale). Les pupitres de corde (et en particulier les violoncelles) expriment les reliefs lyriques de la fosse et contribuent à faire de l’orchestre un personnage dramatique de tout premier plan. Speranza Scappucci se voit ainsi longuement applaudie à ses arrivées en fosse, comme à chaque fin d’acte.
Le public venu nombreux pour ce week-end de Thanksgiving (visiblement à la surprise et au plaisir des interprètes) applaudit les airs, mais se réserve surtout pour les dernières mesures de l’opéra, et la tragique révélation finale, qui fait se lever la salle enthousiaste du Met.