Au cœur des symboles du divin avec Jordi Savall à la Cité de la Musique
Le concert a pour thème les bestiaires et symboles du divin au sein de ces œuvres tirées du Codex du monastère féminin de Santa María la Real de Las Huelgas (Burgos), en Espagne. Ainsi les artistes guident-ils le public dans ce voyage au cœur de pièces sacrées des XIIe et XIIIe siècles, marqué par l’invocation de nombre d’animaux comme allégories du christianisme et de la foi, parmi lesquels l’aigle de Saint-Jean, la colombe, le lion, l’agneau ou le poisson, mais aussi les mouches « abominables », accompagnant le démon, et le dragon. Ces symboles se retrouvent éparpillés dans tous les morceaux interprétés par l’orchestre et le chœur, typiquement dans l’un des motets Alpha, bovi et leoni / [Domino] qui liste tout un bestiaire vers après vers, tout en appelant en même temps les grands noms de l’Ancien Testament.
Le concert commence par les envolées d’une flûte perdue au fond de la salle. Les instruments anciens se rejoignent et se retrouvent – dont le luth, la vieille, le psaltérion – et entament ensemble la suite de ces pièces sacrées, accompagnant le chœur des échos de leurs couleurs lointaines, notamment au son des cloches de Dimitri Psonis qui rythment tout le concert. Jordi Savall, à sa vielle, dirige le tout d’une main de maître, le visage grave, plongé dans la musique et veillant à la justesse et à la précision de l’ensemble, mais aussi à la finesse, voire à l’élégance produite en retour qui crée un effet de douce intimité.
Les voix du chœur (de huit chanteurs) se déploient dans une grande harmonie et c’est avec aisance et clarté qu’elles se mêlent les unes aux autres, masculines et féminines : leur synthèse impressionne même par tant d’uniformité, notamment dans Iocundare plebs fidelis où elles s’expriment du même ton, avec à la fois précision et vigueur.
Dans nombre de passages également, le chœur des hommes alterne avec celui des femmes, comme dans le très beau Kyrie qui s’ouvre a cappella par le premier, qui s’impose avec chaleur, énergie et caractère. Mais la part belle est surtout donnée au chœur des femmes, d'une palette aux nuances printanières, sensibles, mais équilibrées et homogènes, à la fois vives et délicates – et lors du dernier morceau du programme, elles montent sur l’estrade de la scène, alors que la lumière des projecteurs tombe sur elles, pour le Flavit Auster en hommage à la Vierge.
C’est que, par ce concert, Jordi Savall peut rendre son propre hommage aux compositeurs anonymes de ces pièces, sans doute des femmes, raconte-t-il au public depuis la scène, des femmes éduquées de la noblesse ou même de la bourgeoisie, qui s’étaient faites nonnes dans ce couvent, et par là, un plus grand hommage à feu son épouse, la chanteuse Montserrat Figueras qui disait, comme il l’explique dans le livret du spectacle, que dans ces musiques du Codex de Las Huelgas, « les femmes chantent l’histoire de l’humanité et célèbrent la beauté et l’amour mystique […] ». Mais c’est « à toutes les femmes qui luttent pour leurs droits et leur survie » que finalement, Jordi Savall dit dédier ce concert.
Le public, emporté par la musique, remercie les artistes d’applaudissements vifs et bouillonnants, mais il n’est pas au bout de ses surprises car pour le bis, Jordi Savall l’invite à se joindre au chœur et à chanter le Cuncti simus concanentes, issu d’un autre recueil de textes religieux découvert à l’abbaye de Montserrat, en Catalogne (et l’objet d’un autre disque de Savall, le Llibre Vermell de Montserrat). Enthousiastes, les spectateurs se joignent à l’orchestre et, à chaque signe de Savall, reprennent ensemble l’Ave Maria qui rythme le morceau.
Enfin, le bis se clôt sur un chant catalan du XIIIe siècle racontant la Passion du Christ, Quant ai lo mont consirat, vif et tonique. Et c’est sur ces dernières notes que le concert s’achève, tandis que le public quitte la Cité de la Musique, l’esprit empli de ces couleurs et de ces rythmes anciens.