Enigma, création-dialogue lyrique à l’Opéra de Metz
Nobel de littérature, le personnage de l'écrivain Abel Znorko dédie son roman L’Amour inavoué à une certaine H.M. sur laquelle le journaliste Erik Larsen est venu « se renseigner ». L'écrivain lui avoue qu'il s'agit d'une certaine Hélène Metternach, un amour adolescent qui s'est transformé en relation épistolaire. Cette correspondance s'est toutefois arrêtée quelques mois avant la venue du journaliste.
-Attention, la suite de ce paragraphe révèle des informations essentielles sur l'intrigue-
Le journaliste, qui n'est autre que le mari d'Hélène, a en fait poursuivi la conversation épistolaire à la place de sa femme, morte depuis 10 ans, comme pour la faire revivre. Les deux hommes, qu'Hélène a aimés alors que tout les opposait, décident de reprendre entre eux une nouvelle correspondance, se pardonnant mutuellement leurs égarements : le mensonge initial, routine ayant plu à l'un comme à l'autre, a causé en définitive plus de bien que de mal et a permis la sublimation de cette douleur de la mort.
Interrompant le calme de la salle, l’œuvre débute par deux accords francs de l’Orchestre national de Metz Grand Est, à la direction fluide mais précise et engagée du chef Daniel Kawka. Ces deux accords courts et forts saisissent les spectateurs, et puis, par un troisième accord pour la route, l’Ouverture plutôt brève dévoile des bribes thématiques en une succession d’impressions musicales à allure modérée. L’engagement musical du compositeur Patrick Burgan consiste, au travers de cette œuvre, à s’insérer dans l’histoire, sans trop compter sur les effets "contemporains". Un peu de clusters (grappes d’accords, qui se retrouvent notamment dans le mouvement Lumière, de son poème symphonique La Chute de Lucifer) avec des glissandi dans l’orchestre, des effets de percussions, un peu de texte parlé, mais l’essentiel de cette forme opératique est chanté et dans la tradition d'accompagnement orchestral de l'opéra romantique. La prosodie suit le chemin emprunté par Debussy, une forme de fluidité naturelle dans le chant, tout en ouvrant les sonorités de l’orchestre par des accords complexes à la manière du compositeur Henri Dutilleux. Patrick Burgan souhaite ainsi et aussi régaler petits et grands, mélangeant comme un chef de cuisine les ingrédients musicaux pour en faire un gâteau sucré/salé, traditionnel et moderne à la fois.
Moyennant cette diversité, l’Orchestre se montre comme la traduction musicale de l’esprit des personnages : tourmenté et capable de puissance tout en faisant son maximum pour ne jamais couvrir les chanteurs, mais capable tout autant de garder son équilibre sonore et de laisser les pupitres de vents assurer leur indépendance de jeu, notamment lors de leurs nombreux relais mélodiques. Les cordes affichent en outre une forte unicité, avec entre autres un jeu de glissandi parfaitement synchronisé et précis. La cohésion de l’orchestre est telle que les quelques faiblesses de jeu de certains musiciens de l’orchestre paraissent légères.
Reflétant le rôle de l’orchestre, le décor minimaliste et les lumières de Patrick Méeüs n’en paraissent que plus intenses : matérialisé par des arêtes à l’éclairage mouvant, un cube est orienté de telle façon qu’une arête fait face au public. Ce premier cube est lui-même inséré dans un autre cube plus grand, dévoilé plus tard, de même nature et exposant une face entière vers le public. Le jeu théâtral découlant de ces deux éléments de décor consiste à élargir le périmètre de jeu des personnages au fur et à mesure des révélations du scénario (et des accessoires, notamment un fusil, une table basse ronde, trois fauteuils, sur une autre table un magnétophone à bobine).
Occupant un espace du premier cube, une pile de carnets de notes jaunis à reliure collée est placée au début du premier acte par le ténor Antoine Bélanger, qui interprète le rôle de l’écrivain Abel Znorko. Sur une articulation du texte en français suffisamment intelligible, il chante avec un vibrato large, compensant nettement une voix au timbre sombre et un peu affaiblie dans les aigus. Vêtu d’un costume faisant référence au début du XXème siècle, et particulièrement à l’aise dans son jeu théâtral, il se révèle très précis et proche de l’histoire, celle d’un écrivain misanthrope, -il tentera même de tirer à plusieurs reprises sur le journaliste-, celle d’un écrivain cynique et celle d’un écrivain désespéré.
Divergeant peu du costume de l’écrivain (également signé Dominique Louis), le journaliste Erik Larsen semble déjà tisser le lien entre les traits de caractère des deux personnages (d'autant qu'ils sont interprétés par deux ténors canadiens), à la fois différents et similaires (le spectateur se trompera assurément souvent dans son analyse des événements, se rendant compte notamment que le personnage le plus sur la défensive attaquera le plus, tandis que le personnage apparemment le plus fort finira par être le plus fragile).
Hostile à l’écrivain, après avoir manqué de se faire abattre par celui-ci au début du premier acte, le journaliste, interprété par le ténor Jean-Michel Richer, d’une voix au timbre plus brillant et plus facilement sonore, adopte un vibrato similaire à Antoine Bélanger. Il questionne l’écrivain, le presse mais fait aussi progresser l’intrigue. Son jeu théâtral, incisif comme son personnage, crée la dynamique de l’espace, et c’est notamment par lui que le personnage absent d’Hélène Metternach est évoqué. Malgré un souffle un peu court en fin de spectacle, Jean-Michel Richer exécute vers la fin du deuxième acte un a cappella sachant amplifier seul le vide créé par l'absence voulue d'accompagnement.
Mais alors que cet espace scénique rempli par les deux personnages est globalement restreint aux cubes, l’espace musical s’étend à gauche en première loge par une harpe, puis hors scène par le Chœur de femmes de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz très audibles, équilibrées et même fusionnelles entre alti et soprani. Extraite de ce chœur de douze femmes dans un rôle de soliste caché, telle Hélène Metternach, la soprano Aline Rœdiger Metzinger reprend d’une voix claire et pleine leur « non-thème » lancinant de Nimrod, neuvième des Variations Enigma d’Edward Elgar (variations sur un thème qui reste inconnu et mystérieux, un processus sur lequel repose la pièce d'Éric-Emmanuel Schmitt).
Pour obtenir un effet dramatique particulier, cette “mélodie d’accords” issue de Nimrod devient comme un arrière-plan du deuxième acte. Le compositeur utilise cette mélodie pendant que sur scène le magnétophone tourne. Cette appropriation donne ainsi une présence dramatique particulière pour le chœur, comme un pont entre l’histoire sur scène et la musique au dehors.
Baladé dans l’histoire et surpris maintes fois par la tournure imprévisible qu’elle a pris, le public malheureusement trop peu nombreux par rapport à l’événement, applaudit néanmoins de sorte à combler les places vides. Les artistes, dont Éric-Emmanuel Schmitt et Patrick Burgan venus tous deux spécialement, sont ainsi salués pour cette nouvelle production opératique française du répertoire, jouée trois fois à Metz et promise à l’Opéra de Montréal pour 2024.