Stiffelio, grand Verdi à Dijon
L’Opéra de Dijon présente à son public une œuvre rare de Verdi, Stiffelio, dans une production de Bruno Ravella déjà passée par l’Opéra du Rhin il y a un an. L’œuvre a été composée entre Luisa Miller et La Traviata mais n’en a pas eu la postérité car Verdi lui-même détruisit toutes les copies de la partition. Des découvertes datées de 1963 et 1992 permettent finalement de la reconstituer, sans pour autant que l’ouvrage ne soit régulièrement donné. Pourtant, l’ouvrage n’a pas grand-chose de moins que les opus les plus populaires du Cygne de Busseto.
Le livret offre une certaine profondeur aux personnages qui sont tous animés de confrontations intérieures. En supprimant les deux premiers actes du Pasteur d’hommes d’Émile Souvestre, Francesco Maria Piave laisse planer une ambiguïté sur le réel niveau de culpabilité de Lina, dont on sait désormais uniquement qu’elle a commis l’adultère suite à une trahison, ce qui laisse entendre qu’elle est en fait victime du crime dont elle doit répondre. Son père et son mari sont eux prisonniers du code d’honneur qui dicte leurs actions, en dépit de l’amour paternel pour l’un, et des convictions religieuses de l’autre (qui brûle la lettre du séducteur Raffaele afin que la faute reste inconnue et ainsi pardonnée, avant de réclamer sa vie quand il découvre qu’il est lui-même le mari trompé). La partition recèle également de passages saisissants, de chœurs contrapuntiques magnifiques, d’airs émouvants (celui de Stankar notamment), d’ensembles complexes (celui qui ouvre l’opéra ou l’ensemble a cappella notamment) et de pages orchestrales admirables (dans l’accompagnement de l’air de Lina, par exemple), faisant notamment intervenir un orgue.
Bruno Ravella place l’intrigue dans une communauté amish, sans trop appuyer le trait : la critique qu’il en fait dans sa note d’intention se ressent peu dans sa mise en scène, ce qui permet d’ouvrir le propos à des situations beaucoup plus variées et de bien plus jouer sur l’universalité des sentiments explorés par le livret (l’amour, la culpabilité, la jalousie, l’honneur, le pardon). Sa lecture est ainsi très fidèle au livret, tout en y apportant une certaine modernité visuelle et de la poésie. La communauté menée par Stiffelio est ici prisonnière d’une sorte d’église en bois, étroite, carcan pour ses protagonistes. Les lumières de Malcolm Rippeth mettent la musique en valeur avec une certaine virtuosité, en particulier dans le finale de l’acte I (référence à la Cène). Quelques effets de scène (aquatiques) marquent également, comme le déluge qui s’abat sur les personnages à la fin de l’acte II, référence à Noé qui eut pour mission de sauver la création du péché, ou encore l’eau qui encercle la communauté dans le dernier tableau, qui de menace devient libératrice lorsque Stiffelio y descend, marchant sur l’eau dans une inspiration christique par laquelle il pardonne à sa femme, la rebaptisant pour la laver de ses fautes.
Stefano Secco s’attaque à l’imposant rôle-titre, qu’il a déjà tenu à La Fenice, paré de son timbre méditerranéen, assez clair et au vibrato régulier. Il y démontre son endurance et des aigus éclatants. Ses graves sont bien présents, bien qu’émis avec une plus apparente difficulté. Il offre une évolution intéressante de son personnage, d’homme charismatique et souriant, à doux puis fougueux puis jaloux puis pliant à l’introspection. Erika Beretti est plus en retrait vocalement en Lina. En revanche, elle peint avec justesse une femme contrite et aimante, désespérée mais résolue à agir avec noblesse. Ainsi, sa voix fine produit-elle d’intenses et émouvants aigus filés, mais se trouve désarticulée par un vibrato creusé dès que le volume s’élargit, sans pour autant passer toujours l’orchestre.
Dario Solari sculpte un Stankar noble de port et de voix, malgré les horreurs dites et commises par son personnage. Sa voix solide s’appuie sur son timbre patiné et un souffle long qui lui confère une certaine gravité. La musicalité avec laquelle il sculpte ses phrasés parvient même à le rendre émouvant. Önay Köse interprète un Jorg imposant et à la voix large et resplendissante, véritable incarnation du sage aux inspirations divines. Son timbre taillé dans l’ébène, au vibrato léger, ne s’altère pas dans l’aigu. Raffaele Abete porte bien son prénom puisqu’il chante le rôle certes ingrat de Raffaele. Sa voix sombre de ténor est bien projetée, mais une trop grande couverture vocale et un vibrato mal maîtrisé déséquilibrent sa ligne, qui manque dès lors de justesse.
Debora Waldman, à la tête de l’Orchestre Dijon Bourgogne, offre une lecture très académique (dans un tempo lent) de l’ouverture, dès ses premiers accords solennels. Les percussions et les cuivres y couvrent d’ailleurs les cordes, appauvrissant l’harmonie. Mais sa gestion des ensembles s’avère vite saisissante, tout comme sa capacité à varier les couleurs. L’introduction de l’acte II, mystérieux et angoissant, puis l’accompagnement de l’air de Lina, dentelle de traits aux cordes, comptent parmi les moments forts de la soirée. Le Chœur de l’Opéra de Dijon est bien en place, puissant. Les pupitres féminins sont lumineux, les hommes variant les couleurs, d’un son mat jusqu'à des traits éclatants. La mise en scène lui confie une chorégraphie (qui symbolise les rituels auxquels cette communauté est soumise) dont il s’acquitte avec précision.
D'abord timide, le public se montre de plus en plus enthousiaste au fil de la soirée, jusqu'aux saluts finaux lors desquels applaudissements et bravi consacrent le succès de la représentation.
Vidéo intégrale de Stiffelio, dans une autre mise en scène :
Retrouvez-y notamment :
- Le premier ensemble à 00:11:50
- Le finale de l’acte I à 00:42:58
- L’air de Lina (et son accompagnement) à 01:00:10
- L'air de Stankar à 01:18:50
- Le duo Stiffelio-Lina (qui devient quatuor avec l’arrivée de Stakar et Jorg) à 1:30:05
- Introduction à l’orgue puis ensemble avec choeur a capella à 1:42:05