Si j'étais roi à l'Opéra de Toulon : Adam par Adam
Entre opérette, avec ses accents vaudevilles, et opéra-comique, avec ses moments tragiques, l’œuvre d’Adolphe Adam, sur un livret d’Adolphe d'Ennery et Jules-Henri Brésil, a été créée à Paris, au Théâtre lyrique, le 4 septembre 1852, époque encore marquée par les échos de la Révolution de 1848.
Aussi, quelques questions politiques émaillent-elles un propos qui interroge la notion de monarchie héréditaire, sa légitimité et le bien fondé de ses décisions, d’autant plus que l’action se passe dans une Inde brahmanique, avec sa division sociale hiérarchique en castes : les brahmes en son sommet, les esclaves ou les intouchables tout en bas de l’échelle. Le propos touche également à la question de l’esclavage. Mais toute cette matière à penser politique se dissimule, époque oblige, derrière un jeu complexe d’échanges amoureux entre les différents protagonistes. Il correspond aux goûts du public, tout en faisant passer un message d’appel au discernement, au réveil de la conscience, face à l’obscurantisme exprimé par le sommeil artificiel dans lequel est plongé Zéphoris. En cela, le propos du livret, un peu alambiqué, exige de longues plages de répliques non chantées, avec une vivacité et un éclatement qui nuit à la compréhension des ressorts de l’intrigue.
La mise en scène de Marc Adam accorde beaucoup d’importance à la mobilité des personnages, à leurs gestes, rappelant les pantomimes de la commedia dell’arte, jamais gratuits. Il replace l’histoire dans son époque, en creusant, par un jeu d’encastrement de tableaux, cadre clouté à l’envers et cadre doré à l’endroit (décors de Roy Spahn). Le personnage principal est un peintre bifide, tenant aussi bien le pinceau que le balai à frange, en guise de sceptre de carnaval.
Les costumes de Magali Gerberon sont eux-mêmes troublants, quant à l’Orient qu’ils convoquent sur la scène contemporaine : un syncrétisme entre le vestiaire turc et ses vestes d’apparat, ses couvre-chefs enturbannés et l’habit pendjabi traditionnel indien, où se situe l’action.
Côté ambiance scénique immersive, les lumières d’Hervé Gary travaillent les perspectives avec leurs faisceaux luministes, tandis que la vidéo de Paulo Correia anime la fresque marine en fond de scène, plongeant de manière fluide dans l’Océan Indien les protagonistes, notamment lors de la bataille navale décisive contre l’armada portugaise (belle trouvaille d’encastrement de cadre en cadres, produisant de la profondeur, jusque dans l’intimité de la pièce du conseil royal). Roi d’un jour, Zéphoris y prendra les décisions de bon sens, qui sauveront le pays.
Côté distribution, l’engagement dans un lyrisme intense est le point commun entre tous les protagonistes. La belle Néméa de la soprano Armelle Khourdoïan a le port noble et sensuel de l’emploi. Le timbre est clair et lumineux comme l’étoile Sirius (dans ce monde de pêcheurs qui s’orientent la nuit à partir de l’observation du firmament). Ses sommets sont stratosphériques et amples, un suraigu notamment après l’étape décisive de trilles ultra-rapides. Sa projection est efficace, dans des vocalises toujours menées à bien, et Armelle Khourdoïan sait chanter au second degré, d’une manière volontairement ampoulée, avec un timbre au lumineux, couleur gelée de coing. De même, elle sait atteindre de beaux graves, qu’elle n’écrase pas et obtient par l’assouplissement de son palais, et le soutien de sa colonne d’air. Ses talents d’actrice, ces capacités à occuper corporellement la scène, font pardonner la voix parlée, un peu fine et détimbrée, qu’elle mobilise dans les passages déclamés propres au genre. Ses nombreux duos avec son Zéphoris montrent sa capacité d’écoute à la fois intérieure et extérieure pour ajuster son chant au contact direct et serré avec son partenaire vocal.
Le Zéphoris du ténor Stefan Cifolelli, est équivoque, tant vocalement que physiquement. Son habit de pêcheur est une blouse bleue portée habituellement par les agents d’entretien. Il est présenté comme un amateur de peintures marines, troquant à l’occasion sa serpillère à frange contre un pinceau. Cette tension sera présente dans toute la mise en scène. Sur le plan vocal, son timbre est chaud, rond, de l’ordre d’une sérénade jamais interrompue. Le medium est solide, enrobé de chair, ses graves légèrement assourdis, tandis que ses aigus sont au départ tendu, puis s’épanouissent en chant d’amour. Le ténor perd, avec la rondeur gourmande de son timbre à fleur de gorge, de la puissance d’émission dans les passages qu’il délivre en fond de scène (du fait de l’emboitement dans des cadres successifs propre au dispositif scénique). Il se montre pleinement en alerte dans les récitatifs parlés. Son air « Si j’étais roi » le trouve en pleine possession de ses moyens, avec du soutien, un beau legato, un phrasé habilement concertant avec les instruments solistes qui l’aident à égrener son chant (du trombone au violon) et à produire de justes sauts d’octave. Seule la clarté de la diction se perd dans le legato, comme une coulée de miel.
Le Moussol de Jean-Kristof Bouton apparaît pleinement convaincu, tant le chanteur détient un port et un organe vocal altiers. La voix semble facile, le timbre généreux, mais corsée sans complaisance, le vibrato en majesté, l’émission puissante. Il prolonge la suavité du violoncelle solo qui l’accompagne avec un soutien de la ligne. Lui aussi sait manier sa langue au deuxième degré, en produisant un phrasé ampoulé à la faveur des plaisanteries du livret, ainsi que quelques aigus en voix de tête au roucoulement de charmeur.
Le méchant Kadoor s’incarne avec un accent oriental qui paraît bien excessif si ce n'est déplacé. Tout en habit militaire rouge, Nabil Suliman mélange du parler à son chant, une forme de rugosité à son timbre, n’hésite pas à râcler dans les profondeurs de son hyper grave, afin d’en remettre dans la construction de ce vil personnage.
Eleonora Deveze est une Zélide charmante, une soubrette mozartienne, rappelant inévitablement Zerline. Elle en a le timbre fruité et ferme, elle en a l’aisance scénique d’une oiseleuse, d’un rossignol, avec ses petites vocalises froufroutantes qui gagnent une ampleur inattendue en conclusion de ses airs.
L’élu de son cœur est Piféar, confié à Valentin Thill. La tradition du couple grave et du couple bouffe est elle ainsi respectée. Ce dernier a un organe bien musclé, fait bien rouler ses « R » et prend un timbre mousseux et crémeux dans l’aigu de sa tessiture. Ses graves sont un peu assourdis, mais il montre une belle flexibilité dans ses changements de registre. Son retour du cachot explique qu'il puise dans son coffre pour délivrer une ligne vocale naturelle, puissante et bien scandée.
Enfin, le Zizel de Mikhael Piccone est irrésistible, tel un grand blond avec une chaussure noire. Le chant, aisé et naturel, agrémenté de touches de lumière, est cependant moins ébouriffé que sa coiffure et moins doloriste que ses plantes de pied (il aura été torturé pour affaire de trahison).
La direction musicale est confiée à Robert Tuohy, habitué de la scène toulonnaise. De grande taille, il montre une gestique très contrôlée, millimétrée, avec une petite nervosité interne, parfois augmentée jusqu’à faire tourbillonner ses bras, afin de restituer sans caricature une musique qui n’a pas d’autre ambition que d’être claire et divertissante, même si en disciple de Boieldieu, Adam sait jongler entre les styles à la faveur des situations. Tuohy dirige également avec sa bouche, sa respiration et ses yeux, avec un engagement puissant mais toujours élégant dans l’arène de la fosse. L’Orchestre de l’Opéra de Toulon sait produire des textures transparentes, lisses, polies avec soin, comme scandées par de petites notes répétées, s’emballant à la manière de Rossini. Le Chœur (préparé par Christophe Bernollin) est bien sollicité dans cette partition. En tant que communauté réelle, il déroule ses réactions, sur scène comme en coulisse, avec une belle diction d’ensemble, notamment dans des passages à l’écriture virtuose lors de la scène de banquet (« Buvons, chantons »), ou à l’écriture puissante lors du finale aux accents révolutionnaires.
Le public est ravi d’avoir assisté à un tel spectacle, aussi rare qu'agréable pour l’oreille que pour le regard.