Stravinsky et Weill par-delà les murs et les barreaux à l’Athénée
La démarche, entamée en 2014, permet à des détenus de participer à une création artistique, préparant leur réinsertion en leur donnant l’occasion de se produire sur scène, en association avec des musiciens et des comédiens professionnels. Les détenus incarnent le rôle du Soldat d’une manière tour à tour chorale et individuelle –le texte est parfois déclamé à l’unisson à la manière d’un chœur antique, parfois dit par une seule voix, tandis que les deux autres rôles sont incarnés par des professionnels (le chanteur Loïc Félix pour le Lecteur, le comédien Glenn Marausse pour le Diable). Les détenus ont également participé à une réécriture partielle du texte original de Ramuz et Cocteau. Ainsi, le mélodrame –dans le sens premier du terme, désignant une œuvre dramatique portée par la musique (mélos en grec), mais dont le texte est davantage déclamé que chanté– voit-il ses récitants se muer en chanteurs à part entière, portés par le ténor lyrique Loïc Félix, et par le chœur de la troupe des détenus, qui ont participé à des ateliers de chant en préparation du spectacle.
Le spectacle a également été enrichi de chansons de Kurt Weill, contribuant là aussi à prolonger les résonances de ce projet : L’Histoire du Soldat, qui vient entre l’explosion moderniste des chefs-d’œuvre de Stravinsky pour les Ballets Russes et le tournant néoclassique que sa musique prit par la suite, est une œuvre où l’influence du ragtime et du jazz est palpable, dans laquelle la partition pour ensemble de sept instrumentistes (violon, contrebasse, clarinette, basson, cornet à pistons, trombone et percussions) a été écrite pour évoquer une fanfare, autant d’éléments qui ouvrent des affinités électives avec l’univers de Weill.
La mise en scène d’Héloïse Sérazin offre une lecture épurée de cette fable (un pauvre soldat qui troque au diable son violon contre un livre qui prédit l’avenir, acquérant ainsi une fortune qui ne lui achètera pas le bonheur, tout en y perdant son âme et l’amour de ses proches avant de finir damné, récit faustien qui lui aussi s’accorde sans peine avec l’humour grinçant des textes mis en musique par Weill). Le rideau se lève sur un plateau nu, hormis un podium central avec les sièges des musiciens, autour duquel se fait une ronde des détenus-Soldats, accompagnés de tous les autres participants au spectacle, chef d’orchestre et musiciens inclus, tous fondus en un même groupe. La ronde sera un leitmotif tout au long de la pièce, revenant à chaque fois que le Lecteur narre la marche du Soldat « entre Denges et Denezy », comme si le Soldat n’avait d’autre choix qu’avancer, même quand il avance vers les enfers. Durant le restant du spectacle, la scénographie créée par Léa Jézéquel, est pareillement réduite à l’essentiel. Cloisons mouvantes manipulées par les acteurs, costume clinquant pour lequel l’un des détenus-Soldats va un temps troquer son treillis afin de souligner le caractère factice et éphémère des richesses que lui fait miroiter l’Adversaire... Ce parti-pris s’avère efficace, et n’est pas sans évoquer Bertolt Brecht (déjà convoqué par la présence de chansons extraites de L'Opéra de quat'sous ou de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny), avec cette volonté de mettre en avant l’artificialité de l’acte théâtral, de s’en nourrir pour défendre son propos plutôt que de vouloir à tout prix maintenir l’illusion.
L’Orchestre de chambre de Paris, que cette mise en scène place au chœur de l’action, interprète la musique de Stravinsky et de Weill avec le dynamisme, le tonnant et la souplesse qui convient à la partition, sous la baguette de Marc Hajjar, qui virevolte entre son rôle de chef d’orchestre et de chef des chœurs. Parmi les comédiens, Loïc Félix est un Lecteur dynamique, à la fois partie prenante de l’histoire et narrateur de celle-ci. Seul chanteur lyrique de la distribution, c’est lui qui est soliste sur la plupart des airs, auxquels il prête sa voix de ténor douce et claire. Habitué de l’opérette, il est très à l’aise dans ce registre qui implique d’être aussi bien comédien que chanteur, alternant entre certains passages plus parlés et d’autres plus en puissance, comme dans Youkali, où il fait pleinement retentir ses aigus rayonnants. Le comédien Glenn Marausse incarne un Diable tout en fausse bonhommie, jouant sur la connivence avec le(s) Soldat(s) pour mieux les abuser, et il est à son tour soliste sur le grinçant « Comme on fait son lit… », qu’il interprète d'une jovialité féroce.
Quant aux détenus incarnant collectivement le Soldat, ils impressionnent par leur implication et leur capacité à aller au-devant du public, notamment dans l’une des séquences qu’ils ont co-écrites, dans laquelle chacun d’entre eux se fait marchand de chaussures hâbleur (au moment où le Diable propose ses richesses au Soldat). Les répétitions, qui furent assez brèves (trois semaines de répétitions à proprement parler, avec cinq ateliers de chant et autant d’ateliers d’écriture en amont), ont axé le travail sur la création d’un esprit de collectif. Les effets en sont palpables, et font déjà apparaître le germe d’une véritable troupe, aussi bien quand ils chantent Alabama Song en chœur (préparés par la cheffe Clara Brenier) que quand ils déclament le texte de Ramuz. « Ils m’ont pris pour un revenant, je suis mort parmi les vivants » déclare le Soldat, quand il se rend compte que cela fait trois ans et non trois jours qu’il est avec le Diable. En entendant ces mots, impossible d’oublier la mission de ce projet, qui est justement d’ouvrir la voie vers la réinsertion, d’offrir à chacun la seconde chance qu’il mérite, pour justement qu’une fois revenu à l’extérieur, personne ne sente « revenant ». Le spectacle fini, les applaudissements sont vifs, et l’émotion palpable de part et d’autre de la rampe.
Après ces deux dates à l’Athénée, une représentation aura lieu un peu plus tard au sein du centre pénitentiaire, devant un public de codétenus et de membres du personnel.