Carmen l’intempérante avec Gaëlle Arquez à l’Opéra Bastille
“Blockbuster” lyrique, la Carmen de Bizet trouve dans cette mise en scène de Calixto Bieito une production ayant fait le tour du monde et revenant fouler les planches de l’Opéra de Paris à nouveau pour une longue série de représentations (en novembre-décembre puis janvier-février).
La mise en scène renoue avec la lascivité et la sauvagerie du personnage irrévérencieux de Mérimée, atténuées dans le livret de Meilhac et Halévy. Libre, cette Carmen s'affranchit ici d'un plateau construit sur les rapports de force omniprésents dans les relations humaines.
La violence des gestes et des interactions surgit d'autant plus dans ce plateau dépouillé : une cabine téléphonique et un drapeau espagnol hissé sur un mât, puis une kyrielle de voitures et un immense taureau en bois en fond, allégorie de la solitude des personnages. L’arène, dans le quatrième acte, est représentée par un cercle tracé à la craie sur le sol, métaphore du lieu clos sans issue possible.
L’ascétisme du plateau s’équilibre grâce aux lumières chaudes signées Alberto Rodriguez Vega. Les costumes, réalisés par Mercè Paloma, sont également loin de l’univers castillan d'époque : les soldats sont en uniforme mais les autres hommes en costume-cravate et les femmes en jean ou robes courtes (des robes de flamenco apparaissent lors de petits trafics dans les quartiers populaires).
Après avoir incarné plusieurs fois Carmen à l'étranger (au point d'en devenir l'une des interprètes de référence), Gaëlle Arquez la présente enfin à la France. La chanteuse irradie par sa voix ductile aux couleurs fauves et au vibrato rond et régulier. Gaëlle Arquez est une Carmen grave, véhémente et inflexible. Dès son entrée avec la Habanera, déterminée et étonnamment seule malgré le tourbillon des hommes, elle déploie ses graves chauds et corsés, son médium souple et velouté, ses aigus soyeux et étincelants. Sa voix claire aux accents méditerranéens est taillée pour le rôle. Sans effets superlatifs, la mezzo-soprano empoigne chaque mot au service de l'interprétation psychologique aiguë. Le phrasé est véhément et l'inflexion des paroles sert toujours l’intensité dramatique.
Don José, incarné par le ténor américain Michael Spyres, a une voix ample, naturellement riche en harmoniques et solide sur l'ensemble du spectre grâce à une solide gestion du souffle. La prosodie est également remarquée, servant là aussi la maturité théâtrale qui lui permet de développer une gradation dramatique pénétrante : cajoleur et affable au premier acte ("La fleur que tu m'avais jetée" lui vaut de longs applaudissements), téméraire et fougueux dans le deuxième acte où il déploie des nuances claires-obscures, puis misérable et suppliant avec des aigus timbrés jusqu’au drame ultime où, au comble du désespoir, là où la jalousie devient folie, les graves s’assombrissent et font vibrer tout l’Opéra.
À l’opposé de Carmen, Golda Schultz livre une Micaëla amoureuse et d’une probité candide tout aussi émouvante. Sa voix singulière au timbre brillant, au ton clair et cristallin avec des aigus lumineux traverse l'acoustique avec lyrisme. Dès les nuances piano d’une grande poésie, la soprano rayonne avec ses aigus liés et maîtrisés. Le ritardando et le diminuendo transportent vers une tendresse loin des réalités et de la violence du monde qui l’entoure, faisant mouche par l'expressivité de sa douceur affable.
Lucas Meachem chante Escamillo de sa voix de baryton stable et puissante. Le toréador rival de Don José diffuse une ligne de chant de fort belle tenue. Malgré une projection vocale impressionnante, les graves sont légèrement moins sonores mais les sonorités claironnantes de l’aigu, la qualité de la diction et le legato du duo final avec Carmen soutiennent l'élégance du bellâtre moins bad boy.
La soprano Andrea Cueva Molnar incarne une Frasquita étincelante à la voix ductile et à la diction claire, à l’image de sa comparse Mercédès, la mezzo-soprano Adèle Charvet à la voix ronde et sonore. Elles forment un duo de timbres accordés.
Zuniga incarné par Alejandro Baliñas Vieites est une basse souple et appliquée, vocalement et théâtralement. Tomasz Kumięga interprète Moralès d'une voix de baryton projetée avec aplomb sur l’ensemble de la tessiture. Le ténor Loïc Félix à la voix flutée au timbre clair (en Remendado) et Marc Labonnette (Dancaïre) à la voix ample, finissent de compléter la distribution vocale en ajoutant du burlesque, accentué par Karim Belkhadra en Lillas Pastia, rôle parlé très présent dans son costume blanc.
L’Orchestre de l’Opéra national de Paris offre des couleurs vives et chatoyantes sous la baguette nette et roborative du chef Fabien Gabel. Le chœur d'hommes de l’Opéra national de Paris est toutefois peu audible, astreignant les spectateurs à s’accrocher aux sur-titres. Il participe cependant pleinement à l’action comme le chœur de femmes plus homogène qui se distingue par une diction d’une grande qualité. La Maîtrise des Hauts-de-Seine, chœur d'enfants de l’Opéra de Paris, fait preuve d’une grande justesse et égaye allègrement. L’orchestre, le chœur et la direction musicale font corps.
Le public, emporté par ce rythme effréné, ovationne longuement les artistes.