Les grands-parents terribles à l'Opéra de Rennes
Les Enfants terribles est le dernier des trois opéras que le compositeur américain Philip Glass a consacré, en 1996, à l’écrivain Jean Cocteau (après Orphée et La Belle et la Bête). À la façon d’un mille-feuille, l’opéra de chambre de Philip Glass est constitué de plusieurs strates : dans son inspiration (le huis-clos passionnel entre une sœur et un frère écrit par Cocteau en 1929 et son adaptation cinématographique par Jean-Pierre Melville en 1950), comme dans sa musique (le continuum séquencé joué par trois pianos sur lequel évolue une prosodie vocale déployant une toute autre atmosphère), mais aussi la chorégraphie (à l'origine, de Susan Marshall également co-librettiste avec le compositeur, s'intégrant à la musique de Philip Glass).
En fine pâtissière, la metteuse en scène Phia Ménard s'est inspirée de ces ingrédients mais en refaçonnant l’œuvre à sa manière : pas de danseurs, pas de chanteurs qui dansent ici mais une scénographie qui remplace la chorégraphie. Ce sont les décors qui bougent, se déplacent sur un plateau circulaire constitué de trois cercles pouvant tourner à des vitesses différentes et changer de sens indépendamment les uns des autres. Tous les protagonistes sont présents sur scène, y compris les pianistes qui tournent sur le cercle extérieur. Ce procédé scénographique astucieux apporte aération, rythme et fluidité à une composition dense.
L’effet de spirale obtenu convient pleinement à la musique répétitive, hypnotique et envoûtante du compositeur. Lorsqu'Elisabeth comprend l’amour que se portent Paul et Agathe, elle s'installe au centre du dispositif, prenant le contrôle de la « machine infernale » qui les mènera implacablement vers leur destruction. Phia Ménard joue sur son langage, celui des corps, leur contrôle et leur perte d’équilibre (tout en employant des marionnettes et poupées pour plus de cohérence dramatique lorsqu’elle évoque des scènes faisant appel au passé).
Elle fait le choix de vieillir les protagonistes et de situer l’action dans un Ehpad (costumes et maquillage à l'avenant), la chambre au centre du cercle devenant l’issue d’un labyrinthe des passions, un lieu confiné pour des reclus. Paul, handicapé, est en chaise roulante, les pianistes sont des aides-soignants, le narrateur est tour à tour médecin et animateur désabusé dans une scène délectable où les pensionnaires s’initient à l’art de l’origami en tentant de réaliser une écrevisse (clin d’œil à l’une des scènes du roman où les enfants mangent des écrevisses dans leur lit). Les personnages voyagent dans le temps avec des casques de réalité virtuelle pour s’immerger dans leurs souvenirs ou leurs jeux.
Les quatre chanteurs aux voix amplifiées exécutent avec assurance une performance émotionnellement éprouvante et techniquement difficile. Tels des funambules, ils peuvent vite perdre l’équilibre tout aussi bien au niveau de la gestuelle que de la vocalité, ne pouvant s’appuyer sur un soutien mélodique ou harmonique de la partie instrumentale (le sol bouge autant que le socle musical).
Olivier Naveau défend le rôle de Paul autour duquel tout s’articule. Sa voix de baryton bien ancrée, vibrante, à l’articulation précise prend des teintes chocolat qui assombrissent le timbre rendant crédible son âge. Il dessine un personnage touchant sous l’emprise de sa sœur Elisabeth, incapable de se défendre, coincé dans un fauteuil roulant, toujours épris de son énigmatique camarade Dargelos, dont il trouvera le double féminin en la personne d’Agathe.
Elisabeth est interprétée par la soprano Mélanie Boisvert qui assume avec aisance scénique et endurance ce personnage vénéneux et manipulatrice, à la limite de l’hystérie. Sa voix cinglante au timbre légèrement aigre évolue vers une voix mordante et plus modulée à la fin de l’opéra. Elle se concentre sur les tensions mélodiques et rythmiques engendrées par l’écriture musicale complexe au détriment par moment de la clarté d’articulation.
Le rôle d’Agathe, la perturbatrice, revient à Ingrid Perruche. Sa voix pénétrante au timbre acidulé se révèle lors de ses brèves interventions avec une diction toujours impeccable. François Piolino incarne Gérard, l’ami fidèle, de sa ligne claire au timbre moelleux, à la bonne compréhension. Cependant, la tessiture très tendue avec ses notes perchées semble le mettre en difficulté, notamment lors de ses dernières interventions.
Dans la partition de Philip Glass, le rôle de Gérard est aussi celui du narrateur. Phia Ménard a opté pour deux rôles différents. C’est donc le comédien et dramaturge Jonathan Drillet qui assure la narration en français se permettant même quelques libertés. De sa voix harmonieuse et fluide, il incarne également le fantôme de Jean Cocteau en reprenant Jean Cocteau s’adresse à l’an 2000, monologue du poète qui s'interroge sur son époque et sur le futur.
À la direction musicale et au clavier, Emmanuel Olivier partage l’accompagnement pour trois pianos avec Flore Merlin et Nicolas Royez. Les trois pianistes accomplissent le tour de force qui consiste à jouer en osmose de façon continue dans une position mouvante. Les instruments participent ainsi de la dimension chorégraphique originelle du spectacle, reconstituant une musique séquencée faite de contrastes où les harmonies et les rythmes s’enroulent, où les sons se concassent. Avec minutie, ils alternent des passages délicats ou au contraire intenses et contribuent ainsi à transmettre des émotions puissantes, entraînant le public dans leur jeu hypnotique, notamment lors de la scène finale, vertigineuse.
Après une bonne minute de silence permettant à chacun de retrouver ses esprits, c’est sous des applaudissements chaleureux que se termine la soirée.
Retrouvez notre article grand format sur l'Opéra de Rennes : un carrefour de créations