Le Chant de la Terre naturaliste et cosmique au Châtelet
Cette symphonie onirique basée sur six poèmes chinois (essentiellement écrits par Li Bai) se veut un immense chant d’amour à la Nature, une réflexion sur la permanence des éléments face au côté éphémère et insignifiant de l’existence humaine.
Le metteur en scène Philippe Quesne offre une vision à la fois naturaliste et cosmographique de cette incantation. Dépouillant le plateau (la plupart du temps entièrement vide), nimbé d’une lumière diffuse et post-apocalyptique où se succèdent les intempéries (brouillard, pluie, brume, neige, bourrasques de vent), les deux chanteurs errent pieds nus sur cette lande dépeuplée, vêtus très sobrement de noir dans cet univers froid et intemporel. La vision de Quesne est celle d’une post modernité où la Nature a quasiment disparu, dévastée et anéantie par la main de l’homme. La réminiscence de ce qu’elle a été (ou de ce qu’elle pourrait re-devenir si l’humanité redevenait vertueuse), se concrétise par de grandes toiles peintes, sorte d’hommage au théâtre et à la peinture naturaliste de la fin du XVIIIe siècle, avant la révolution industrielle, quand la Nature occupait toute la place et était au centre des préoccupations de l’homme. Mais l’hommage est diffus et chaotique, les toiles s’abaissant et disparaissant dans les cintres sans grande coordination avec l’évocation de cette nature sublimée par les poèmes chinois.
Arnold Schönberg avait tenté en son temps d’écrire une réduction du Chant de la Terre pour orchestre de chambre, mais le projet n’avait pas abouti et c'est la version de Reinbert de Leeuw qui est proposée ici. Certes l’étoffe ample et démesurée de l’orchestre mahlérien est amputée de sa flamboyance, mais l’ossature en est comme magnifiée. Les plans sonores, très travaillés, mettent en évidence la beauté des solos successifs de hautbois, de basson, de cor anglais, de flûte, de clarinette ou de célesta. Les solistes du Klangforum Wien rendent justice à cette exigence chambriste avec une précision dans l’écoute collective, une méticulosité dans le son d’ensemble et un travail d’orfèvrerie dans le rendu de ce kaléidoscope orchestral miniature. Emilio Pomàrico au pupitre trace d’une main ferme et souple la ligne de l’ensemble, avec beaucoup d’inventivité dans les jeux de volume. Déployant une palette de nuances et de couleurs extrêmement variée et riche, les moments élégiaques et radieux comme au début du Trinklied (chanson à boire) alternent avec des instants plus pétillants et légers, jusqu’à l’immense dernier Lied de l’Adieu à qui il donne des couleurs sombres et vertigineuses très évocatrices.
Maximilian Schmitt est un ténor allemand qui alterne les rôles dramatiques (Max dans Le Freischütz ou Florestan dans Fidelio) avec des emplois moins larges (des rôles d’oratorio chez Bach ou Haydn ou encore des emplois mozartiens). Il allie ici pleinement les deux spécificités : la voix sait se montrer ample et ronde dans les moments où la ligne s’épaissit lors des épisodes d’exaltation, ou encore se teinter d’un métal noir et profondément opaque à l’évocation des passages les plus tragiques ("Sombre est la vie, sombre est la mort") le tout permettant de l’imaginer aisément dans certains emplois straussiens comme Bacchus lorsqu’il déploie la totalité de ses harmoniques et sa gestion très régulière du souffle. Il fait alors montre d’un volume conséquent, mais toujours canalisé et maitrisé, avec de grands aigus souples et cuivrés. À d’autres moments comme lors de l’évocation du Pavillon de Porcelaine, il sait faire preuve de pianissimi très timbrés, déclinant des couleurs en demi-teintes.
Christina Daletska, loin des grandes titulaires du rôle au matériau wagnérien, offre de sa voix de mezzo lyrique trois solos certes moins opulents, mais très assumés musicalement et intelligemment construits, dramatiquement parlant. Son timbre riche et fleuri lui donne une grande liberté dans la conduite des grandes phrases du dernier Lied. La lisibilité de son phrasé et la fraicheur de son intonation la laissent s’épancher en de beaux moments de sensualité, notamment à l’évocation des jeunes filles qui cueillent les fleurs de lotus.
Certaines images marquantes restent longtemps en mémoire, comme la disparition des deux protagonistes sur les derniers mots, laissant le plateau couvert de neige et plongé dans une lumière glacée faisant résonner les derniers accords magiques de Mahler. Après le dernier geste d’Emilio Pomàrico, vingt bonnes secondes de silence laissent le Théâtre du Châtelet en suspension, avant le bruissement des applaudissements nourris qui saluent cette réflexion musicale sur les dérives du monde contemporain.