Le Chevalier à la rose : à temps perdus, fleurs toujours fanées à La Monnaie
Fixe et éthéré, le temps suspend ici son vol sur cette scène plongeant le public dans un monde onirique où les boules à neige semblent ne plus tourner. Le spectacle s’impose comme un Memento Mori libérateur des rêves les plus intimes, empli de tristesse et de nostalgie, avec une pointe d’humour.
« Dès sa naissance, l’homme aspire à l’éternité. [...] La conscience de ne pouvoir en éluder la fin constitue la véritable tragédie de l’existence » Elisa Zaninotto, dramaturge
Pas de rose sans épine
L’opus créé à Dresde en 1911 place son décor dans la Vienne du XVIIIe siècle. La mise en scène de Damiano Michieletto poursuit ce mouvement vers les temps plus contemporains du XXe siècle, rapprochant le public de souvenirs et de références plus personnelles.
Ce renvoi d'une époque à l'autre se matérialise dans les différents espaces de la scénographie par un prolongement de fenêtres dans les fenêtres, venant aussi troubler la notion du réel et du subjectif des personnages. Les scènes et les espaces s’articulent, se complètent ou parfois s’opposent, à la façon d’un songe aux mille lectures, chacune (pour chaque personnage et chaque spectateur) étant assurément unique comme un flocon de neige.
Ces fenêtres sur cœur que sont la scène plongent à la recherche des temps perdus, cherchant à suspendre, arrêter ou remonter le temps, tricher comme dans le film de Chris Marker, La Jetée . Cette jetée, lieu emblématique du souvenir, est ici la scène de La Monnaie, monochrome blanche et onirique d’une mémoire affadie que la magie d’un opéra suffit à ranimer pendant quelques heures avant de retourner au silence.
Cette dimension du cinéma ou de la télévision est palpable à travers des références évidentes dans la mise en scène de Damiano Michieletto : impossible de ne pas penser aux Oiseaux effrayants d’Hitchcock, à la poésie de L'Écume des jours de Boris Vian et bien entendu au Rosebud (bouton de rose), d’Orson Welles dans Citizen Kane. Du rêve dans le rêve, surgit aussi la notion d’inception (en référence au film de Christopher Nolan où les personnages peuvent évoluer au sein des rêves en poupées-russes).
Cette complexité de lecture résonne avec la musique de Strauss dont l’expressivité vient s’opposer aux couleurs de la mise en scène. Œuvre magistrale, elle requiert la présence de l'Orchestre Symphonique de la Monnaie au grand complet, d’un jeu théâtral total et d’une distribution de solistes aguerris. L’impression de foule des voix fait ainsi face à la démesure de la musique, la solitude des solistes parait d’autant plus cruelle en souvenir des ensembles fourmillants du passé.
Comme à son habitude, Alain Altinoglu fait entendre une musique puissante avec une finesse remarquée. Les chromatismes de l’orchestre sont maitrisés, quasi impalpables mais saillants, le tout traduisant constamment et pleinement l'impression presque cinématographique.
Les chœurs de La Monnaie s'appliquent avec discrétion, les enfants venant ponctuer d'une manière naturelle et sans efforts les scènes en apportant une profondeur particulière aux solistes (incarnant l'avenir aussi bien que l'innocence du passé avec leurs voix fluettes).
« Richard Strauss fait partie des quelques rares compositeurs d’opéra qui savent trouver le juste équilibre entre la dramaturgie, l’harmonie, les voix et l’orchestration, pour plonger l’auditeur dans un monde qui le touche directement au cœur » Alain Altinoglu
Pour ses débuts dans le rôle et dans la maison, Julia Kleiter campe la princesse Werdenberg en icône et effigie du cauchemar des femmes qui finissent seules, vidées d’amour avec pour seule relation un amant imaginaire à leur côté. Sa noblesse de voix n'en demeure pas moins radicale, incandescente, vive, piquée dans ses accès de colères. La voix de la soprano se révèle plus fluide, assombrie et profonde lorsqu’elle bascule dans le tragique. Héroïne de l’opéra, cette femme victime des hommes, qu’ils soient père, amants, fiancé, déploie une brillance tragique, toujours maitrisée, à la lisière finement psychologique entre le maintien et la perte.
Le Baron Ochs de Lerchenau est interprété par Martin Winkler. Incarnant à lui seul tout le cauchemar des femmes, grotesque, vicieux, abuseur et consommateur de proies dont l’âge importe peu, le rôle permet au soliste (qui l'aborde pourtant lui aussi pour la première fois) de déployer avec délices son jeu cartoonesque, celui d'un homme bedonnant aux doigts sales et aux regards en coin. La prosodie ultra précise, la voix vive, piquée, gutturale et parfois abyssale du chanteur tout aussi acteur témoigne d'une grande maitrise de la psychologie du personnage, aussi basse soit-elle.
Octavian est incarné par Julie Boulianne (également une prise de rôle) qui incarne donc un homme qui finalement se déguise en femme. La mezzo-soprano donne une impressionnante fluidité scénique et vocale à ce méli-mélo des genres. Débutant dans la générosité vocale de l'amant masculin, Octavian se déguise en femme de chambre imitant alors une voix féminine, poussant le mezzo vers un soprano des plus aigus, pour enfin se déployer dans le tragique traversant les genres, mêlant la profondeur de voix plus masculine aux aigus limpides et extra-sensibles, vibrante, romantique et déployée.
Dietrich Henschel débute en Faninal d'une manière plus directe et autoritaire. La voix puissante et presque poussée du chanteur contraste avec l’ensemble de la distribution, ce qui renforce sa particularité, avec une prosodie directe et une tenue franche de ses arias. Les notes les plus sombres sonnent fatales, les aigus du père de Sophie trompée semblent plus sensibles, désarçonnés par son incapacité à aider sa fille.
Sophie trouve ici en Liv Redpath une figure particulière, alliant l'humilité et la simplicité de jeu à un soprano extrêmement orné et lyrique jusque vers ses notes les plus aiguës, d'une grande pureté faisant transparaître sa douceur.
Sensuelle, mature et puissante, la soprano Sabine Hogrefe s'accorde aussi bien à son rôle de demoiselle Marianne Leitmetzerin qu'à celui de duègne par une voix très riche, ample et piquée, presque stridente dans son rôle âgé s'alliant avec un talent comique à la maitrise des aigus.
Yves Saelens en Valzacchi avec cache-œil et longue perruque noire marque sa voix de ténor par une puissance directe et vive, autoritaire et malicieuse, en complémentarité avec Carole Wilson (maléfique Annina) qui dessine des aigus droits et directs.
Dans le double rôle du notaire et du commissaire de police, Alexander Vassiliev détonne. La voix profonde et pourtant claire de basse tient avec maitrise et retenue un jeu tout aussi décomplexé, facile, très précis.
Grand habitué des planches de La Monnaie, le jeune Maxime Melnik personnifie deux intendants, celui du Maréchal et celui de Faninal avec brio. La voix claire du chanteur détonne également parmi la distribution masculine, le lauréat de la MM Académie pouvant se targuer de ses tenues claires et limpides à la prosodie véloce, avec un jeu fluide et décomplexé. Wirt trouve en Denzil Delaere le temps de son apparition, une voix claire, de tempérament, directe et franche. Dans le rôle anonyme du chanteur, Juan Francisco Gatell offre la parenthèse belcantiste. Le chanteur argentin apporte ici une voix de ténor typique de l’opéra avec des vibrances serrées et maitrisées.
Les trois orphelines personnifiées par Annelies Kerstens, Marta Beretta et Marie Virot (qui débutent toutes les trois dans leur rôle) s’unissent de voix afin d’incarner ces trois sœurs, montées sur échasses, distributrices de rosebuds et de solitude (jetant des fleurs fanées). Leurs mélodies claires et riches sonnent pourtant avec l'inquiétude des fermières pourchassées par le Baron Ochs.
La jeune Lisa Willems, Lauréate de la MM Académie réussit à se faire remarquer en modiste. Incarnant une vieille femme, grimée et affaiblie, la soprano reste précise. Personnifiant la future princesse, elle teinte sa voix d’une certaine tristesse et nostalgie. Alain-Pierre Wingelinckx personnifie son assistant, poussant son fauteuil roulant et affirmant son ténor vif et certain.
Les quatre laquais, jouant parfaitement le rôle de la comédie, sont interprétés par Luis Aguilar, Byoungjin Lee, Carlos Martinez et René Laryea, ponctuant ensemble les ensembles d'une voix de chœur décomplexé.
Le Chevalier à la rose s’impose ainsi à nouveau comme une œuvre magistrale au carrefour des âges et des temps, soulignant la vanité du présent. L’opus sonne tristement moderne, rappelant aussi au passage les amours perdues et l’effroyable pouvoir de nos choix de vie. Cet opus renouvelé aura visiblement su percer et éclore avec un écho particulier, pour le public qui ovationne le spectacle pendant de longues minutes.