Eugène Onéguine à l’Opéra de Massy, aussi enthousiaste qu’attendu
Il y a 25 ans, en avril 1997, Alain Garichot réalisait à Nancy sa mise en scène d’Eugène Onéguine, opéra composé par Tchaïkovski sur un texte de Pouchkine. Depuis, la production ne cesse de voyager et la proposition ne cesse de convaincre le public. En novembre 2020, l’Opéra de Massy l’attendait avec intérêt. Fort malheureusement, et malgré les efforts de toutes les équipes, le reconfinement eut raison de cette reprise (à laquelle Ôlyrix avait dédié un Requiem), mais seulement de manière temporaire (quoique fort longue) : le public massicois est donc venu nombreux pour la découvrir.
Toute la mise en scène d’Alain Garichot semble respecter scrupuleusement les volontés du compositeur. Les costumes dessinés par Claude Masson correspondent parfaitement aux années 1820, les décors d’Elsa Pavanel manifestent une lecture très sobre, voire minimaliste. Les quelques meubles nécessaires à l’action (un lit et un bureau pour la scène de la lettre) habillent modestement une scène composée surtout de grands troncs d’arbres dont la cime se perd dans les hauteurs : de quoi se sentir tout petit, caché, perdu dans cette haute forêt. Les lumières de Marc Delamézière jouent alors un rôle essentiel, tant pour créer des atmosphères que dans la manière de faire sentir le temps qui passe : le spectateur voit et ressent cette nuit d’insomnie de Tatiana, obnubilée par la rédaction de sa lettre à Onéguine.
Au duel fatal -avec de saisissants jeux d’ombres des troncs- qui l’oppose à son ami Lenski, les arbres s’élèvent dans le ciel et Onéguine se retrouve seul devant une lune géante. Le temps où il jouait à cache-cache avec les femmes et lui-même est fini, la nuit est désormais écrasante. Il est trop tard, il a trop longtemps porté un masque symbolique pour se donner des airs sombres et indolents, désormais qu’il se met à découvert et ce sont tous les autres qui portent le masque. Une pluie de lettres finit de symboliser la tristesse profonde du jeune homme.
Armando Noguera répond aux exigences dramatiques et musicales du rôle-titre avec une assurance vocale et scénique seyant à l’arrogante élégance de son personnage. De sa voix large de baryton, bien assise et projetée, agrémentée d’un grain dans les médiums et graves, il offre des phrasés fluides. Si le mépris se fait d’abord nettement ressentir, son émotion en devient ensuite particulièrement intense lors de la scène finale. La Tatiana de Ludivine Gombert est dotée d’une voix agile au vibrato vif et d’une certaine délicatesse. Ses aigus sont lumineux, le souffle maîtrisé et les efforts de nuances sont patents. La scène de la lettre se déploie avec un investissement émotionnel progressif à partir du milieu de son air mais qui pourrait culminer sur un sommet offrant davantage de reliefs. La chanteuse n’en est pas moins chaleureusement applaudie.
Vladimir Lenski est incarné avec présence et clarté par Jean-François Marras. Sa voix chaleureuse, ronde et brillante, pleinement projetée et limpide de diction montre son soin de la langue, même si ce n’est pas la sienne, autant que du phrasé pour exprimer avec efficience toute la poésie amoureuse de son personnage. L’auditeur attentif remarque cependant quelques rares et courts passages où le soutien se fragilise, ce qui ne l’empêche pas d’émouvoir visiblement dans ses airs. Sa douce Olga est interprétée par Sarah Laulan, entrant pleinement dans la peau de cette femme encore un peu adolescente. Vocalement, comme pour contrepointer cette incarnation, ses graves sonnent d’abord lestés lors de la toute première scène, mais elle gagne ensuite en assise, en rondeur et même en velouté avec l’échauffement. L’incarnation reste constamment déployée, mais le phrasé manque de souplesse et de constance.
La mère d’Olga et de Tatiana, Mme Larina, est interprétée par Mireille Delunsch, qui s’appuie sur son expérience. Interprétant avec beaucoup de naturel un texte et un rôle qu’elle connaît parfaitement, sa voix perd en rondeur, voire en lyrisme, et aussi en projection surtout dans les médiums et graves.
La nourrice Filipievna de Simona Caressa allie une présence scénique espiègle avec une voix chaleureuse et douce. Son expressivité retenue mais bien réelle et communicative dépeint ce personnage secondaire et modeste pourtant précieux pour le cœur de Tatiana. Autre personnage secondaire d’importance, le Prince Grémine offre à Denis Sedov un air de déclaration d’amour taillé à son expression touchante et à sa voix captivante, grande et imposante, profonde telle la sagesse sensible du personnage. Chacun de ses mots est revêtu de son sens éloquent et profond.
Scott Emerson campe un M. Triquet à la voix volontairement un peu ridicule, jouant de la variété de ses timbres, parfois nasal ou détimbré pour divertir, dans un français tout à fait compréhensible. Interprétant à la fois le Capitaine et Zaretski, Antoine Foulon possède une voix ronde, souffrant néanmoins de la puissance de ses collègues, sa projection paraissant alors plus faible.
Sous la direction vive et équilibrée de Kaspar Zehnder, l’Orchestre national d’Île-de-France fait entendre avec énergie les couleurs de la partition. Les cordes sont particulièrement homogènes, tandis que le timbre des cuivres déborde un peu, ce qui offre aussi une forme de contraste traduisant la richesse de la partition, avec ses débordements “pathétiques” contenus sous le boisseau social. Le Chœur d’Angers-Nantes Opéra et le Chœur de l’Opéra de Massy offrent un son homogène avec un soin tout particulier pour la langue (quoiqu’entraînant certains retards par rapport à l’orchestre qui cède volontiers à sa fougue).
Le public massicois applaudit avec grand enthousiasme cette soirée, tant attendue et largement appréciée.