Elektra à haute tension et acclamation à l’Opéra de Washington
Après Le Trouvère (notre compte-rendu), le Washington National Opera fait de nouveau le choix de l’hétéroclite. L’histoire complexe d’Elektra, sur fond de querelle et de guerre de Troie, est ici mise en scène dans un palais en ruine, mêlant colonnes couchées, gravas pailletés et rampes futuristes, qui transposent Elektra dans un monde hors du temps. Si certains choix esthétiques faits par la metteuse en scène Francesca Zambello (Directrice artistique de cette maison depuis 2012) et Erhard Rom aux décors surprennent, cette mise en perspective du mythe le rend à la fois plus proche et plus lointain. De la même manière, les costumes de Bibhu Mohapatra reflètent ce mélange des genres qui donne à la fin un esprit tournant le dos à l’élégance, mais pour coller à l’esprit de la scène et des personnages. Lorsque Christine Goerke est faite Chevalier de l'Ordre des Arts et Lettres, elle ne manque d’ailleurs pas de faire remarquer avec malice : « j’aurais préféré avoir une autre tenue pour les photos… »
Car c’est le grand événement culturel franco-américain de ce dimanche à Washington : Denis Quenelle, directeur de la Villa Albertine à Washington, service culturel de l’Ambassade de France, vient ici sur scène à la fin de l’opéra, décorer et féliciter longuement la chanteuse, donnant un aperçu d’une carrière brillante sur la scène française, avec justement Elektra à l’Opéra Bastille en mai dernier (notre compte-rendu).
Comme à Paris, Christine Goerke domine à Washington le rôle-titre et la scène de sa présence constante, et d’une amplitude vocale impressionnante. Dans les premiers moments de l’opéra, elle travaille ainsi les résonances graves, avec une voix étrangement masculine qu’elle ne timbre pratiquement pas, mais qu’elle module sur un fin vibrato, et qui donne immédiatement une assez rare intensité. Au fur et à mesure de l’opéra, et suivant les évolutions du personnage, Christine Goerke va alors ouvrir sa voix vers les aigus, avec une maîtrise qui lui permet de manipuler ses interventions en y insufflant un grand dynamisme et une puissance remarquée, tout en restant sur un timbre sec. Dans les derniers moments de l’opéra, face à Oreste, elle dévoile encore une nouvelle facette, musicale et chaleureuse, ajoutant une saturation émotionnelle à la richesse vocale.
À ses côtés, les autres rôles féminins s’expriment néanmoins. Sara Jakubiak est une Chrysothémis intéressante, car elle propose une signature vocale très différente de celle de Christine Goerke, ce qui permet des échanges musicaux pertinents, et fidèles aux caractères des personnages. Elle s’impose ainsi comme une soprano à la voix douce et chaude, mêlant quelques résonances graves qui donnent de la richesse à son personnage. Les aigus sont ici menés avec agilité, mais un petit manque de précision dans l’intonation, ce qui tend vers quelques moments un peu criés (même si la puissance vocale s’impose dans la majorité des interventions).
Clytemnestre est représentée comme reine rouge de l’opéra, accompagnée par un joli ballet de danseuses (chorégraphie Eboni Adams) qui transforment quelques scènes en ballet antique, plongeant (avec des jeux de lumière rouge) dans ces mondes antiques sanglants. Ce ballet est d’autant plus important que les chœurs n’entrent pas sur scène, et que les mouvements des personnages, comme une tragédie, restent relativement restreints. Mais Clytemnestre est ici incarnée comme une vieille femme par la mezzo-soprano Katarina Dalayman qui accentue visiblement l’âge du personnage par son interprétation physique, mais aussi vocale. L'interprète s'investit physiquement et avec justesse musicale, mais le souffle un peu court s’accompagne d’une diction un peu trop aléatoire, ce qui enlève à la puissance du chant et du personnage.
Aux côtés de Clytemnestre, les deux figures récurrentes que sont la confidente et la porteuse de traîne sont interprétées par Alexandra Loutsion et Alexandria Shiner. Suivant la reine pendant la plupart des scènes, elles restent assez discrètes dans la partition mais la première montre l’efficacité d’une voix claire quoiqu’assez peu timbrée, parfois proche du parlé et manquant de puissance (ce qui la rend parfois assez difficilement audible) tandis que la seconde, à l’inverse, se révèle ici dans ses quelques interventions avec chaleur, et un timbre particulier (frôlant le nasillard) qui en font un personnage vocal à part entière. Ses suraigus impressionnent également et se distinguent des voix féminines plus graves qui l’entourent. Les autres voix féminines sont constituées par les servantes, qui donnent un peu de fantaisie au début de l’opéra, avec un échange vocal plaisant et amusé, comme une véritable discussion, menée avec efficacité et enthousiasme par les interprètes : Cecelia McKinley propose dès le début une grande puissance et un dynamisme certain, ainsi qu’une belle chaleur dans la voix, ce qui évite les risques d’une scène qui peut parfois sembler un peu passive. La soprano Teresa Perrotta propose elle des aigus intenses, et une prise de son par au-dessus qui se remarque, associée avec un vibrato ample. Hannah Shea est ici un peu moins performante, et ses interventions manquent de clarté. Meredith Arwady, contralto, définit alors avec sa voix un personnage presque singulier, en allant dans les graves avec une aisance rare.
À côté des nombreux rôles féminins de l’opéra, des voix d’hommes se font (bien) discrètes. Mais ce n'est pas le cas de Ryan Speedo Green, qui assure aussi la production du Trouvère au WNO et offre pour sa part un Oreste marquant. Le baryton-basse manipule son timbre caverneux, aux inflexions profondes, mêlant résonances et vibratos, pour s’imposer avec puissance. Son intensité fonctionne même comme un catalyseur pour les autres interprètes, y compris pour Christine Goerke.
Égisthe, interprété par le ténor Stefan Margita propose un timbre intéressant, avec des résonances de tempes, sur une voix claire. Mais cette forme de tempérance ne correspond pas vraiment à l’esthétique vocale des autres chanteurs, et tend à se perdre ainsi musicalement. À l’inverse, Patrick Cook, qui interprète un jeune serviteur, se fait remarquer même dans les quelques brèves paroles dont il se saisit pour s’imposer par une voix par-derrière soufflée, qu’il associe à une certaine puissance vocale. Kevin Thompson (vieux serviteur), qui lui aussi n’a que quelques phrases, reste alors un peu trop discret, manquant de puissance dans un timbre sec qui n’arrive que difficilement à passer.
L’autre grand personnage de cet opéra est ici l’Orchestre. Evan Rogister (Chef principal de la maison) détricote la partition de Strauss pour proposer un rendu très fin, mettant notamment en valeur les solistes instrumentaux, tour à tour bois ou cordes, qui jouent avec intelligence avec les voix des chanteurs, donnant beaucoup d’élégance à ces passages mélodiques croisés. Seul regret, le chœur des serviteurs, qui intervient à la fin de l’opéra hors-scène, est quasiment inaudible, à cause de la surcharge sonore sur scène et dans la fosse (quelques harmoniques des sopranos, et des basses permettent de donner quelques indications de diction, mais les voix médianes se perdent, en doublant les solistes sur scène).
L’intensité de l’opéra se retrouve dans les applaudissements, avec une standing-ovation qui prépare l’arrivée de la délégation française sur scène. Christine Goerke est émue, le public aussi.