Nadine Sierra, triomphale Traviata en direct du Met
La soprano américaine Nadine Sierra réunit les exigences de ce rôle redoutable. Les aigus brillants et cristallins fusent avec aisance dans le Sempre Libera, l’interprète faisant presque oublier la virtuosité de sa partition pour faire vivre les déchirements intérieurs de l’héroïne que traduisent les prouesses vocales : le va-et-vient entre son désir de liberté, la peur d’être déçue et la force du sentiment amoureux qui naît en elle. Dans un rubato (souplesse rythmique) en apesanteur, la soprano s’interrompt, avant de trancher pour sa passion en éclatant dans les aigus vertigineux. Elle dispose également d’un grave sombre et fourni, d’une intensité dramatique tout aussi poignante quand viennent le bras de fer avec Germont, l’affront d’Alfredo et l’agonie finale. Sa Violetta est une femme forte de ce qu’elle a vécu, grave et frivole à la fois, toujours lucide et pourtant amoureuse.
Face à elle, l’Alfredo du ténor américain Stephen Costello paraît un peu plus en retrait, semblant sujet à une légère nervosité au début du spectacle quoique pas forcément en contradiction avec le personnage de très jeune homme submergé par ses émotions, qui va jusqu’à se recroqueviller face à Germont comme un petit garçon réprimandé (mais manquant sinon de ferveur amoureuse). Il reprend néanmoins du poil de la bête au fur et à mesure du spectacle, en particulier dans le duo du dernier acte (Parigi, O Cara), sa voix chaude et tonique s’unissant à celle de Sierra dans cet adieu amoureux.
Ultime élément du trio principal, le baryton italien Luca Salsi campe un Germont père manipulateur et tyrannique. Moins attendri par Violetta que dans d’autres interprétations du rôle, il se montre toutefois blessé dans sa tendresse de père par le départ d’Alfredo. Luca Salsi est un baryton verdien aguerri (dans l’entretien parmi ceux diffusés au cinéma durant les entractes, depuis les coulisses du Met, il rappelle qu’il vient de la même région que Verdi et qu’il en a déjà interprété vingt-et-un rôles). Il dispose d’une voix imposante, évoquant presque le timbre d’une basse, pleinement seyante pour incarner ces figures d’autorité verdiennes, mais il est également capable de nuance, de baisser la puissance au service de l’émotion, comme dans son grand air du deuxième acte adressé à son fils, “Di Provenza il mar”, qui reçoit un accueil enflammé du public.
Dans le reste de la distribution, la mezzo Siphokazi Molteno tire son épingle du jeu, incarnant une Flora malicieuse et vivace avec son timbre rond et son phrasé fluide. La mezzo Eve Gigliotti est une Annina attentive et douce, Brian Major un Baron Douphol claironnant au baryton velouté et la basse Paul Corona un Docteur Grenvil compatissant avec des graves funestes. Le ténor Jonah Hoskins est un Gastone jeune et animé, avec une voix claire et pure, le baryton-basse Jeongcheol Cha prête sa ligne vocale précise au Marquis d’Obigny et Patrick Miller est un Giuseppe dévoué.
La mise en scène de 2018 de Michael Mayer (reprise par Sarah Ina Meyers) donne à voir un dix-neuvième siècle français en Technicolor, où chaque partie de l’œuvre est marquée par les alternances de lumières (Kevin Adams) et de costumes (Susan Hilferty), faisant des changements du décor (de Christine Jones) le passage des saisons.
Le lieu et l’époque de l’œuvre originale sont maintenus, à quelques entorses près, comme lorsque le chœur et ballet des bohémiens et matadors du deuxième tableau de l’acte II (chorégraphiés par Lorin Latarro) sont grimés de rictus squelettiques directement inspirés des tenues traditionnelles du Día de los Muertos mexicain.
Le dispositif scénique demeure peu ou prou inchangé tout au long de l’opéra : un lit au centre de la pièce, quelques meubles, des panneaux ornés de dorures tantôt plaqués au mur pour figurer les lambris luxueux d’un salon parisien, tantôt placés en paravents faisant des ombres portées en feuillage pour évoquer le cadre champêtre de la maison de campagne de Violetta.
Le plateau n’en illustre pas moins le déroulement des saisons, d’abord le printemps de la rencontre tout en déluges floraux, en nuances roses et bleutées, puis l’été lumineux et sobre pour la maturité de la passion, suivi par l’automne au moment de la brouille et de l’humiliation lors d’un bal en clair-obscur et teintes mordorées, la danse macabre du ballet appuyée par les bains de lumière rouge sang en fond de scène, avant pardon et adieu là où tout a commencé, dans la pénombre d’un hiver neigeux.
Le parti-pris scénique dynamise en effet la chronologie : le rideau se lève sur Violetta à l’agonie en plein hiver morose, l’héroïne se lève, quitte la scène, Alfredo, à son chevet, frémit, tout est fini… puis retentissent les accords festifs de la soirée chez Violetta et voici que l’intrigue (re)commence. Ce parti-pris, plaçant le début à la fin, offre une illustration littérale de la partition de Verdi, qui reprend le thème de l’ouverture durant le prélude de l’acte III. Comme Violetta croit renaître alors qu’elle expire, le spectacle défile en suivant son trépas et le cours des saisons.
Hormis cette volonté de lier l’évolution de l’intrigue à l’éternelle suite des saisons, l’autre parti-pris de la mise en scène est de faire apparaître à plusieurs reprises l’Arlésienne qu’est la sœur d’Alfredo (incarnée par Allegra Herman), pour le bien de laquelle Violetta consent à sacrifier son amour. Ce choix, qui implique un certain anachronisme (puisque les mœurs de la société de l’époque n’auraient guère toléré qu’une jeune fille de la haute société rende visite à une demi-mondaine), participe à un effort de didactisme étayant le livret d’une présence sur le plateau qui n’apparaîtra sans doute pas indispensable à tous les spectateurs.
L’Orchestre du Met dirigé par Daniele Callegari brille par sa précision et son dynamisme, livrant une interprétation tonique du mélodrame verdien. Il sait accompagner la dimension dramatique de l’œuvre, gagnant en intensité au fur et à mesure que l’intrigue avance, apportant la foudre nécessaire à la partition verdienne, jouée avec rapidité mais sans hâte, notamment dans le finale cruel, quand Violetta s’éteint subitement alors qu’elle croyait renaître : les derniers accords annonçant son trépas retentissent avec un éclat et une précision implacables.
La Traviata est également une œuvre de chœurs, puisque deux tableaux sur quatre sont des scènes de bals, avec leurs ô combien fameux moments d’anthologie, comme celui où les convives reprennent le Libiamo lancé par Alfredo, ou l’air des bohémiens. Les choristes aguerris du Met sont à la hauteur du reste du spectacle, en particulier par leur interprétation glaçante lors du passage où Alfredo jette les billets au visage de Violetta, donnant une tournure solennelle et funeste à l’humiliation de salon.
Le public new-yorkais en salle semble (depuis le cinéma) réserver un accueil enthousiaste au spectacle lors des saluts, et durant le spectacle, chaque grand air étant ponctué de son lot d’applaudissements. Si le public du Pathé Alésia est évidemment plus timide en raison de la distance, les mains finissent tout de même par se délier après chaque acte et surtout à la fin de l’opéra saluant avec évidence un tel spectacle et la performance de son rôle principal.
Rendez-vous est désormais pris pour la prochaine retransmission en direct du Met (dont Ôlyrix rendra bien entendu compte) : The Hours de Kevin Puts, adaptation du roman de Michael Cunningham lui-même inspiré par l’œuvre et la vie de Virginia Woolf, porté par le trio Renée Fleming (qui était d’ailleurs maitresse de cérémonie pour cette Traviata en Met Live), Joyce DiDonato (intervieweuse) et Kelli O'Hara, sous la direction de Yannick Nézet-Séguin.