Ariodante au TCE, Fagioli en sextuor multicolore
Le public est certainement majoritairement venu pour Franco Fagioli, et il apprécie (et salue) d'autant plus les cinq "autres" solistes lyriques du soir : composant ainsi un plateau de six tempéraments vocaux (six, plutôt qu'un sextuor pour cette œuvre qui enchaine des arias solistes, en proposant quelques dialogues plutôt que duos et deux ensembles rapides pour conclure de grandes sections). Mais de fait, les six solistes ont chacun ce soir leurs occasions de briller individuellement et d'être applaudi par le public du TCE ravi.
Honneur d'abord aux dames qui ouvrent cette soirée, chacune avec une voix et une couleur associée et richement parée. Melissa Petit (en Ginevra, princesse fiancée à Ariodante), dans sa robe d'un jaune très vif mais chaleureux, fait l'effet d'un rayon de soleil : comme sa voix qui allie la flamme du médium à des aigus dardés. Ses rayons sont tous ces accents vibrés qui illuminent et piquent chacune de ses attaques et fins de phrases. Le zénith de sa ligne est atteint par des vocalises expressives et nourries de la même matière. La soprano française allonge la voix à la mesure de sa douleur mais en conservant une dignité et lumière d'autant plus touchante. La voix plonge dans les profondeurs de sanglots par ses mouvements mélodiques et corporels mais en conservant son port et l'intensité du soutien. Les murmures de souffrance restent du chant lyrique et le tout élève son aria "Spero per voi" au rang mémorable pour cette soirée et cet opus du fameux "Scherza infida" du rôle-titre. Rappelant qu'elle se résigne à mourir mais pas à laisser périr son honneur, son tempérament (modèle de chevalerie) lui donne la force de se battre, de projeter de nouveaux aigus dardés et de triompher.
Sarah Gilford en Dalinda est loin d'être sans son, bien au contraire : sa voix est flamme et passion comme sa robe d'un rouge profond. Là encore, le "costume" de scène, cette tenue et soirée de concert expriment éloquemment les intentions du personnage renforcées par la voix qui donne tour à tour différentes leçons sur l'amour. Première à donner la réplique à Ginevra puis à faire rayonner à son tour sa voix en aria, elle en déploie toute l'étendue de l'ambitus. Première à reprendre après l'entracte (qui tombe, dans le plus puissant effet et accueil, sur la fin du "Scherza infida"), elle déploie la souplesse et l'aisée fluidité entre le médium et l'aigu, portée par ses phrases et vocalises.
La troisième chanteuse de la soirée, Luciana Mancini incarne un rôle masculin, dit "en pantalon" (ici littéralement avec aussi une blanche veste-manteau pourprée de fleurs et piquée de feuilles). Le vil et manipulateur Polinesso (qui mourra tout de même pénitent) permet à la chanteuse de montrer l'étendue de son grave qu'elle parcourt et qu'elle déploie même avec tenue, mais sans poitriner vraiment. L'agilité vocale en ressort avec d'autant plus d'homogénéité et la chanteuse impressionne pour son choix de rester en voix mixte (alors qu'elle aurait impressionné tout court en s'appuyant sur des résonateurs plus bas et plus profonds).
C'est donc ce soir encore Franco Fagioli, le contre-ténor, qui impressionne l'auditoire par ses graves poitrinés. Cet Ariodante fourbit ses armes dans une forge et déploie des sommets dans les profondeurs du grave, impressionnant le public qui se retient d'applaudir, notamment car il sait ou ressent qu'il s'agit de rampes de lancement vers ses aigus qui paraissent dès lors d'autant plus vertigineux. La performance est toujours aussi spectaculaire (et fait son plein effet sur le public), le chanteur arborant sa position caractéristique de danseur, pieds arqués, puis montant sur pointes comme pour traduire visuellement l'aisance avec laquelle sa voix s'élève. Il sait néanmoins bien s'ancrer dans le sol pour enraciner la pleine assise corporelle soutenant ses vocalises, qu'il articule de la commissure des lèvres, le regard exorbité et furieux tour à tour. Mais paradoxalement (outre ses graves profonds), c'est lorsqu'il diminue la vitesse et l'intensité que sa voix offre le plus de couleurs : dans l'aigu, pianissimo presque soulevé et longuement tenu (une longueur de souffle avec laquelle rivalise Luciana Mancini, même dans le grave).
En Lurcanio, frère d'Ariodante et amoureux de Dalinda, le ténor Nicholas Phan est paradoxalement vêtu de noir alors que l'essentiel de sa voix est blanchie. Ses appuis graves fondent l'assise de son phrasé presque tremblant, sans perdre de son ancrage (mais beaucoup de ses couleurs). Il soutient néanmoins et assume des élans vers l'aigu, éperdus comme son caractère mais tout sauf inconsidérés.
Alex Rosen incarne un Roi d’Ecosse très paternel, en père et même tel un prêtre, tenant sa partition comme un missel ou croisant les mains lorsqu'il la pose sur son pupitre. La voix est à l'avenant, dans un premier temps : très ronde et un peu sourde (au point de légèrement décrocher dans l'aigu). Mais, porté par les élans de la musique et les accents des cors naturels (dont les soucis de justesse rappellent combien ces instruments sont difficiles à maîtriser), cette basse Cañadienne -de La Cañada en Californie- (re)trouve une vigueur qui s'impose sur un aigu affermi et lyrique (avant de trouver des accents terribles pour répudier sa fille, puis d'autant plus doux pour lui faire des adieux, avant de finalement la retrouver).
Il Pomo d’Oro en effectif à 19 instruments (plus les deux cors naturels qui entrent pour leurs passages) offre le dynamisme et la malléabilité d'un ensemble de chambre, mais d'une grande chambre élançant ses phrasés et ses timbres dans la grandeur de ce Théâtre. Certains passages restent toutefois exposés (les tutti de bois ne sont de fait qu'en trio) mais la qualité reste constante dans ses contrastes et se maintient en suivant les élans dansants du chef George Petrou.
Ariodante, premier opéra avec lequel Haendel conquit le Covent Garden et pièce centrale d'une trilogie sur l’Orlando furioso de l'Arioste (entre Orlando et Alcina) et pourtant oublié jusqu'au XXe siècle, conquiert ce soir encore le Théâtre des Champs-Élysées, le public applaudissant les artistes et battant un rappel furioso.