La Princesse jaune contre les fantasmes orientalistes, à l'Opéra de Limoges
Sous le charme de la fascination Orientaliste en Occident, Camille Saint-Saëns compose en 1872 La Princesse jaune sur un livret de Louis Gallet (réunie en diptyque avec Djamileh de Bizet la saison dernière à Tours et Tourcoing). Le docteur Kornélis, expert et grand collectionneur d’œuvres orientales, absorbe des opiacés pour vivre son fantasme du Japon. Perdu dans son rêve, il prend sa cousine Léna pour une Japonaise qu’il veut séduire. Bien qu’elle soit amoureuse de lui et malgré ses insistances, elle reste consciente de l’état anormal de Kornélis et le repousse. La drogue perdant de son effet, il reprend conscience de la réalité mais aussi de son amour réel pour Léna.
Le regard du spectacle ici présenté (intitulé La Princesse jaune et autres fantasmes) et la lecture proposée des œuvres sont notamment décrits ainsi dans le programme de salle : "Fantasme d’un ailleurs lointain, drogues et hallucinations, désir pour une femme inaccessible, objets convoités… tels sont les thèmes d’un certain orientalisme, né dans le sillage des abus du colonialisme." Dans la mise en scène d’Alexandra Lacroix, le docteur vit dans une sorte de loft avec mezzanine, occupé essentiellement par son cabinet de curiosités (des objets ramenés de ses voyages dans des pays exotiques sont disposés comme dans un musée sur des socles et éclairés avec soin).
Conçues par Jérémie Bernaert dans un équilibre avec les lumières de Flore Marvaud, des projections en vidéo sur les murs de ce cabinet de curiosités suggèrent les hallucinations parmi des fumées qui rappellent la consommation d’opium. La danseuse Chloé Scalese, parfois visible sur les vidéos comme sur le plateau, évoque la sensualité dévoilée de ces fantasmes orientalistes, particulièrement lors de la scène du désir de Kornélis avec la préparation d’une séance de Shibari (bondage japonais).
Pour résonner avec cette œuvre de moins d'une heure et prolonger encore l’interprétation de la Cie MPDA ("Manque Pas D'Airs"), le spectacle est introduit par un arrangement pour chœur de femmes de quelques mélodies de la Nuit persane de Saint-Saëns. Philippe Forget, à la baguette de cette production, a également composé spécialement une pièce musicale pour chœur a cappella intitulée Non ! et insérée au moment où la drogue ne fait plus effet. Avec un regard accusateur, des mères d’enfants d’OperaKids –programme hebdomadaire de sensibilisation et de découverte de l’Opéra– renforcent les rangs du Chœur de l’Opéra de Limoges, participant à une polyrythmie de revendications telles que « Mon corps ne t’appartient pas. Respecte-moi ! » et « Non, c’est non ! » dans plusieurs langues.
Le message est on ne peut plus explicite pour ainsi recadrer le personnage de cet opéra-comique mais la juste dénonciation de l'alliance entre machisme et colonialisme prend ici des longueurs et un ton insistant, accusateur voire moralisateur qui dénote avec le style musical de Saint-Saëns.
Dans le rôle de Léna, amoureuse et gentille mais pas si naïve, la soprano Camille Schnoor propose des mélodies touchantes. La voix semble mal chauffée en début de soirée (avec des aigus perçants, ainsi qu’une conduite de phrasé manquant de constance malgré un vibrato serré). Mais elle gagne heureusement en assurance et en velouté de timbre, offrant ainsi une sobre mais touchante expressivité. La projection de ses passages parlés s’équilibre lorsqu’elle dialogue avec son collègue François Rougier, dont l'intelligibilité et la clarté de la ligne et du texte ne souffrent jamais des intentions nuancées qu’il propose (autant en voix parlée que chantée). Le ténor, en robe de chambre de soie, fait preuve d’une certaine palette de timbres, tantôt tendres, tantôt plus voluptueux.
Les mélodies de la Nuit persane souffrent de quelques décalages, surtout entre la fosse et le chœur de femmes, qui chante même depuis les loges du premier balcon pour une pièce (ce qui n'empêche néanmoins pas d'apprécier la texture vocale, pâte caressante).
L’Ouverture, aux allures très sérieuses, aurait pu gagner en envolées exotiques et en gaité, mais l’Orchestre de l’Opéra de Limoges propose ensuite des mélodies colorées avec finesse. La direction de Philippe Forget se veut attentive et se fait très souple et toujours active.
Kornélis revenant à la raison et à son temps reçoit finalement le pardon amoureux de Léna. Le chœur recouvre et remballe (peut-être pour les restituer) les œuvres qu'il a collectionnées, et le couple de chanter leur amour en duo : « Ce doux mot qu’ignorant de moi-même ». Le public limougeaud salue avec ferveur l'ensemble de l'équipe artistique et particulièrement les deux chanteurs solistes, sans doute heureux de cette réconciliation des genres et des cultures.
Judith van Wanroij et Mathias Vidal sont ici accompagnés par l'Orchestre National du Capitole de Toulouse dirigé par Leo Hussain : notre plongée durant cet enregistrement