Armide déploie ses sortilèges vocaux sur la scène de l’Opéra Comique
Trop rarement portée à la scène (les dernières représentations à l'Opéra de Paris remontent à 1913), Armide s’inscrit pourtant dans la veine la plus précieuse des grandes tragédies lyriques françaises composées par Christoph Willibald Gluck. Toujours surprenant, Gluck s’empare ici du légendaire livret écrit par Philippe Quinault pour Lully presque cent ans plus tôt. Dans cet orient fantasmé et cette Syrie des croisades, l’Enchanteresse Armide déploie ses puissants sortilèges et son art de l'envoûtement qu’elle applique avec détermination à tous les chevaliers croisés rencontrés. Seul, le plus brave, Renaud lui révèlera les mystères de l’amour, faisant vaciller son royaume enchanté et toutes ses certitudes.
Véronique Gens qui a gravé avec Christophe Rousset trois disques consacrés aux Tragédiennes Lyriques du répertoire français prend avec l'intégralité de ce rôle d'Armide son premier grand rôle de premier plan à l’Opéra Comique. Entre femme et magicienne, elle aborde ce rôle complexe avec sincérité et une expressivité qui laisse à la fois deviner les lignes de force et les faiblesses du personnage. Le cinquième acte qui visualise cet amour qu’elle croit partagé, puis son désespoir sans appel au départ pour de nouvelles aventures guerrières de Renaud, la trouve tragédienne. Elle apparaît tout aussi à l’aise dans le grand duo d’amour avec Renaud que lors des imprécations finales qui laissent les blessures d’Armide à vif et entraînent la destruction de son monde. La tessiture d’Armide n’apparaît pas meurtrière et demeure assez centrale en soi, avec cependant de grandes envolées dramatiques et des sursauts dans l’aigu. Véronique Gens en possède la maîtrise, déployant un instrument vocal qui conserve sa fraîcheur et sa tonicité. La matière du legato, du juste phrasé, de la déclamation sans affect, fondent sa prestation acclamée par le public à l’issue de la représentation.
À ses côtés, Ian Bostridge est assez loin du type de ténor plus élégiaque attendu en Renaud. Cette voix si particulière, qui ne vise pas la séduction, manque de délié et parfois de soutien, avec parfois des accents brutaux bousculant la ligne de chant. Pour autant, il affirme cette musicalité certaine (que le récital permet plus pleinement d’apprécier) et parvient à se hisser de façon assurément plus rayonnante au niveau d'expressivité de Véronique Gens dans le duo du cinquième acte.
Edwin Crossley-Mercer impressionne dans le rôle d’Hidraot, tant il affirme au plan scénique et vocal une autorité pleine et entière qui confère toute sa puissance au personnage. Sa voix de baryton-basse tonne et résonne avec toute la noirceur souhaitée et une affirmation que son riche costume vient encore amplifier.
Anaïk Morel met au service du personnage de La Haine toute la détermination de sa voix de mezzo-soprano de grand caractère, puissamment ancrée sur ses bases et assez large. La prestation et la figure sont rendues puissantes et inquiétantes avec son maquillage appuyé proche du tatouage et sa vêture aux larges pans qui enserreront Armide, la momifiant presque (matériellement et symboliquement dans ce même sentiment de haine).
Le baryton Philippe Estèphe, dans le double rôle d’Ubalde et d’Aronte, et le ténor Enguerrand de Hys dans ceux du Chevalier Danois et d’Artémidore se donnent sans réserve, notamment au quatrième acte où les protagonistes centraux ne paraissent pas. Le premier fait valoir une voix valeureuse et projetée, le second une émission qui se pare de clarté et d’intensité au fil de ses interventions.
Toutes deux avec délices, Florie Valiquette incarne successivement Sidonie, Mélisse ainsi qu’une bergère et Apolline Raï-Westphal Phénice, Lucinde, Plaisir et une naïade. En suivantes d’Armide -Sidonie et Phénice-, elles apportent toutes deux une note de joie et de félicité au sein du drame. Leurs voix de soprano, souples et lumineuses, plus aérienne pour la première et au timbre un rien plus profond pour la seconde, se marient au mieux.
Les trois danseurs Fabien Almakiewicz, Nicolas Diguet et Mai Ishiwata occupent avec talent et presque en permanence mais sans ostentation la scène, que ce soit dans les parties musicales réservées au ballet ou pour accompagner et servir Armide.
Sous la baguette de leur chef Christophe Rousset, Les Talens Lyriques se vouent à la musique de Gluck dans sa plénitude et sa grandeur. Tous les pupitres restituent les couleurs les plus variées et l’art supérieur de cette partition qui traduit une force d’expression, par bien des aspects, unique. Christophe Rousset imprime à sa direction une dynamique et une amplitude qu’il maintient sur la totalité du spectacle avec force et ferveur, mais aussi avec toute la souplesse requise.
Le Chœur Les Éléments, préparé par Joël Suhubiette, se glisse avec dextérité et une musicalité de premier ordre dans les vastes parties vocales que Gluck lui a attribuées. Fort sollicités par Lilo Baur, les membres de chœur démontrent de surcroît une présence scénique voire chorégraphique qui étoffe plus encore la représentation et lui donne du sens.
L’approche scénique de Lilo Baur reste toutefois mesurée, en retrait du côté magique et enchanteur de l’ouvrage. Les actes et les tableaux, tous marqués d’un esthétisme certain et réglés avec un soin tout particulier, se succèdent sans impact dramatique affirmé (même l’apparition depuis la coulisse du personnage de La Haine ne ménage pas son mouvement de surprise). La mise en scène s’inscrit au sein d’un décor presque unique, dominé par un arbre vénérable et majestueux, créé par Bruno de Lavenère. Les costumes très diversifiés élaborés par Alain Blanchot s’inspirent assurément de l’Orient et utilisent des tissus rares et précieux. Toutes ces composantes scéniques bénéficient des lumières chaleureuses créées et ajustées à chaque situation offerte par Laurent Castaingt.
Vivement applaudie en cette soirée de première, cette production d’Armide de Gluck reste à l'affiche salle Favart le trop court temps de six représentations jusqu’au 15 novembre prochain.