Le Turc en Italie à l'Opéra de Liège : Fellinien Rossini
Opera buffa typique, Le Turc en Italie avait pourtant tardé à percer sur les scènes européennes après sa création à La Scala de Milan en 1814. L'œuvre (alors trop comparée avec L'Italienne à Alger) avait besoin de montrer son unicité, comme ce fut notamment le cas avec la voix de La Callas en son temps.
À Liège, les sujets toujours actuels de cet opus (ostracisme, émancipation et libération de la femme) trouvent leur modernité dans l'incarnation d'Elena Galitskaya et grâce à la mise en scène de Fabrice Murgia qui emmène avec brio l'opéra vers le cinéma (et même la télévision). Et pour cause, Fabrice Murgia avait été l'un des premiers Belges à recevoir un Lion d’argent (à la Biennale de Venise en 2014) pour son théâtre mais donc également l'important travail de vidéaste qui s'y exprime, travail qui avait également marqué les esprits l'année dernière avec Der Schauspieldirektor de Mozart mis en scène en temps de covid, filmé et streamé pour La Monnaie.
L'œuvre rossinienne misait déjà à son époque sur la modernité d'une apostrophe au public par ses personnages : ici la connexion est plus directe encore, puisque la scène devient un plateau de tournage racontant une histoire d’amour extra-conjugal dans les années 1960. Nombreux projecteurs, maquilleuses aux petits soins, sièges de cinéma nominatifs, figurants : le fourmillement du cinéma rencontre celui de l’opéra ainsi que de la télévision, avec une retransmission en direct sur plusieurs écrans d'images filmées par les cameramen (jusqu'aux gros plans).
Le millimétrage est tenu, pour un résultat rythmé comme la musique de Rossini dont l'opéra pourrait devenir le dernier Woody Allen (Rifkin’s festival) avec ce mari âgé, désabusé et caractériel, cette jeune femme charmée de la nouveauté, romantique et légèrement manipulatrice … le tout dans une Italie cinématographique pleine d'allégresse, avec le soupçon d’absurde et d’humour décalé à la Sorrentino dans La grande bellezza. Le personnage du poète dans l'opéra (Prosdocimo) se transforme même en réalisateur, dirigeant l’action des personnages et communiquant avec le public.
La musique de Rossini est menée par l’Orchestre de l'Opéra Royal de Wallonie-Liège avec une vivacité de propos dans un naturel déconcertant tout en sachant bifurquer vers les sentiments changeants de cette histoire. Le rythme est tenu avec la densité de la partition, dans une maîtrise de l’éclat demandé, le tout traduisant la fugacité et vivacité de l'intrigue et de la musique (Rossini n'a alors que 22 ans). Tout cela alors que Giuseppe Finzi dirige pour la première fois cet opus et en cette maison.
Parfois cachés derrière des masques effrayants, les chœurs préparés par Denis Segond s'expriment avec un grand naturel sur scène, formant des effets de foule avec une belle densité : toujours investis également sur le plan vocal.
Les solistes se plongent également dans le propos scénique, formant un casting avec une force cinégénique. Le décor aide, mais leur jeu semble extrêmement naturel, se détachant de tout cliché. Bruno de Simone campe un Don Geronio extrêmement vif et attachant. Le jeu s’exprime à la mesure de la voix avec une prosodie naturelle, puissante et expressive. Le phrasé appuyé et véloce du baryton-basse lui confèrent une présence vocale remarquée tandis que son jeu hilarant mêle une certaine folie et lassitude, le tout recevant une ovation du public.
La soprano Elena Galitskaya incarne l’amante volage avec une précision remarquée. À la fois actrice, héroïne de télénovela, tragédienne, comédienne et chanteuse, sa Fiorilla se dessine et s’observe avec mille facettes, pétillantes et véloces. Les arias sonnent légères et sans effort, tandis que son jeu détaché et libre atomise tout sur son passage. Turcs, italiens ni liégeois ne résistent à la finesse de ses vibrati et lui auraient certainement remis un prix de La Mostra pour son jeu d’actrice.
Guido Loconsolo (Selim) s'impose en typique bellâtre charmeur d’opéra avec une voix de baryton bel-cantiste sûre et directe. Pour ses débuts dans la maison, son jeu est détaché et charismatique, sa voix précise et puissante, en imposant sa carrure face au véloce Bruno de Simone.
Mert Süngü dessine un Don Narciso au profil intéressant. Lui aussi pour ses débuts maison, le ténor reste en retrait dans le premier acte, cependant le développement dans le tragique révèle une ligne vocale présente et maîtrisée, avec des aigus tenus droits et vibrants.
Biagio Pizzuti, dans le rôle de Prosdocimo devenu cinéaste marque par une puissance vocale redoutable. La voix du baryton porte et écrase tout sur son passage, à la mesure de l’autorité de son personnage. Les lignes vocales sont directes, les tenues affirmées mais la prosodie italienne moins pointue.
Riche et ornementée, la voix de Julie Bailly enrobe généreusement ses phrases, néanmoins précises, vibrantes et travaillées. Zaida se fait ainsi la concurrente de Fiorilla, par son naturel et sa facilité.
Alexander Marev campe un Albazar puissant et opératique. Le jeune ténor déjà apprécié à Liège et qui rejoignait l'année dernière la MM Academy de La Monnaie de Bruxelles continue ainsi d'élargir son parcours avec précision et une apparente aisance.
Le public décerne une véritable ovation à ce Turc en Italie qui s'inscrit dans la tradition de l'opera buffa à Liège mais avec une grande liberté, un ton à la fois décalé mais porté par la cohérente intention de mise en scène, qui colle au sujet avec une modernité renouvelée. Opéra, cinéma, télévision : on arrête plus le progrès.