Katia Kabanova épurée et orageuse au Grand Théâtre de Genève
Pour porter à la scène cet ouvrage majeur du compositeur, d'après L’Orage du dramaturge russe Alexandre Ostrovski, Aviel Cahn, directeur de la maison genevoise, a fait appel non sans raison(s) à la même équipe artistique que pour Jenufa en 2022 avec à la mise en scène Tatjana Gürbaca et pour le rôle-titre la soprano irradiante Corinne Winters. Cette dernière investit ce personnage fragile en quête permanente de bonheur et de liberté avec un instinct presque primordial, évoluant en scène tel un frêle oiseau tenu en cage, à la fois légère et presque voluptueuse dans ses déplacements, mais aussi comme écrasée par tous les malheurs du monde. Corinne Winters a déjà interprété sur de grandes scènes lyriques Katia Kabanova, dont encore cet été au vaste Manège des Rochers du Festival de Salzbourg dans une mise en scène de Barrie Kosky et sous la baguette de Jakub Hrůša (nommé cette semaine au podium londonien), spectacle qui fut le clou de l’édition 2022. Pour autant, la soprano américaine semble ici comme aborder le rôle pour la première fois, montrant un engagement dramatique rare et surtout instinctif mis au service d’une voix puissante et homogène, au timbre un rien sombre paré de couleurs envoutantes. Elle chante avec naturel et une désarmante sincérité, dans une incarnation de premier plan, comme si le rôle avait été écrit pour elle. Corinne Winters sera de nouveau présente dans ce rôle de Katia sur la scène de l’Opéra national de Lyon en avril et mai 2023 au sein d’une nouvelle production de l’ouvrage portée par un duo féminin, Elena Schwarz à la direction d’orchestre et Barbara Wysocka à la mise en scène.
À Genève, Tatjana Gürbaca a conçu avec ses équipes -Henrik Ahr pour la scénographie, Barbara Drosihn pour des costumes à demi contemporains, Stefan Bolliger aux lumières- un spectacle placé sous le signe de l’épure se déroulant au sein d’une sorte de boîte de bois évolutive violemment éclairée. Celle-ci ouvre comme des espaces clos successifs en fond de scène où Katia peut se réfugier avec son amant Boris. Ce monde, claustrophobe et étroit, baigné par l’éternelle Volga où Katia au comble du malheur viendra se jeter, ne laisse que peu d’alternative et aucun avenir. Seuls les jeunes amoureux Varvara et Váňa parviendront à s’enfuir pour Moscou et à concrétiser leur rêve de lendemains plus enchanteurs.
La mise en scène vise à la précision, à l’objectivité, mettant parfaitement en relief tous les personnages en présence. Après l’épisode de l’orage et du paratonnerre qui voit s’opposer l’ancienne génération archaïque et la nouvelle plus ouverte aux nouveautés, puis l’annonce par Katia de son adultère, le troisième acte semble comme enfermer les personnages dans un présent répétitif et pétri de conventions morales, proche de l’asile. Ces derniers se transforment en marionnettes sans âme, la terrible Kabanikha déambulant en scène d’un pas pesant tout en se mirant parée de ses bijoux dans un miroir porté par sa servante ou son pleutre de fils Tikhon engoncé dans son costume ne cessant de faire et défaire sa cravate. Ce huis-clos dévastateur, malgré la présence d’une lumière toujours vibrante, marque avec force le spectateur.
En dehors de Corinne Winters, la salle salue tous les interprètes réunis pour cette production de Katia Kabanova. La jeune mezzo croate Ena Pongrac, membre du Jeune Ensemble de l’Opéra de Genève, livre une prestation enchanteresse d’une voix souple, chaude et limpide, tout en abordant le personnage de Varvara avec toute la fraîcheur de la jeunesse et une juste sensibilité. Son amoureux Vana incarné par le ténor anglais Sam Furness se hisse à ce même niveau, sa voix claire et toute en nuances, s’accordant bien à celle de sa partenaire pour incarner les seules pages un rien voluptueuses de la partition.
Le ténor Ales Briscein campe Boris, le fugitif amant de Katia, avec tout le lyrisme requis et ce timbre slave qui donne tout son caractère à ce personnage lui aussi un peu veule, aux ordres de son tonitruant oncle Dikoj. Celui-ci est interprété avec force et vigueur par le baryton Tómas Tómasson, qui n’hésite pas à forcer ses moyens habituels et amplifier son grave pour paraître plus terrible. Ce dernier mot caractérise au mieux Kabanikha, femme castratrice et oppressante, toujours à surveiller les faits et gestes de son fils Tikhon et à le rudoyer. Cet amour exclusif sent ici le souffre lorsqu’elle tente de lui arracher au deuxième acte un baiser qui n’a rien de maternel. Figure crépusculaire et morbide, Elena Zhidkova confère au personnage de Kabanikha une silhouette étriquée et comme crispée dans une robe bien peu attrayante de couleur marron. Sa voix de mezzo, un peu marquée par le temps, se glisse sans concession dans les interstices que Janacek a volontairement concédés à ce personnage moins développé au plan strictement vocal que celui assez proche de Kostelnicka dans Jenufa. Magnus Vigilius revêt les oripeaux de Tikhon, assommé par sa mère, mais aussi sincèrement amoureux de son épouse Katia. Le ténor danois donne une lecture à la fois bouleversante et pleine d’abnégation de cet homme sans réel caractère, presque incapable de se révolter, utilisant toutes les ressources de sa voix de ténor lyrique aux fins de sa composition. Le solide baryton russe Vladimir Kazako donne un relief certain au personnage fugitif de Kuligin, tandis que Natalia Ruda, mezzo ukrainienne qui a dû fuir son pays et est accueillie en résidence au Grand Théâtre de Genève, et Mi-Young Kim se chargent avec un talent certain des petits rôles de Feklousa et Glasa.
Chef invité principal de l'Orchestre Philharmonique Tchèque, Tomas Netopil révèle dès les premières mesures de l’opéra ses affinités profondes avec la musique de Janáček, mettant en valeur le côté symphoniste de la partition tout en lui conférant une unité stylistique remarquable et fouillée. Le cours majestueux et immuable de la Volga se déploie sous sa direction, donnant tout son sens au drame humain. L’Orchestre de la Suisse Romande répond sans réserve à toutes ses sollicitations, ainsi que le Chœur (dirigé par Alan Woodbridge), pour sa part simplement présent au troisième acte de l’ouvrage. Ce spectacle remarqué, particulièrement abouti reçoit un accueil enthousiaste du public, saluant avec une ferveur toute particulière Corinne Winters et Ena Pongrac.
Cette production sera par ailleurs présentée dans le cadre du huitième Festival Janáček de Brno qui se déroulera en novembre prochain, conjointement avec une autre approche de l’ouvrage, venant elle du Théâtre National de Prague dans une mise en scène signée Calixto Bieito et sous la direction musicale de Jaroslav Kyzlink. Assurément, une passionnante confrontation en vue.