Missa Sacra de Schumann à Bordeaux : le chœur à l’ouvrage
L'ouverture du programme en forme de cérémonie musicale est assurée par la Sonate pour orgue de Julius Reubke (1834-1858) interprétée par Martin Tembremande, plongeant dans une ascèse spirituelle par un engagement corporel total. Cette ouverture paradoxale déploie l’espace acoustique à même d’accueillir la grande dimension chorale : celle de la Missa Sacra de Schumann, ici dans sa version accompagnée à l’orgue.
Le chef de chœur Salvatore Caputo se montre engagé dans sa direction (autant que par ces choix de répertoire), n'hésitant pas à donner l'exemple de ce que le morceau demande aux interprètes (jusqu’aux extrêmes de la vocalité, davantage dans la justesse rythmique et mélodique que dans la puissance). Au micro, avant l’interprétation, il prévient même l’auditoire du caractère particulier de l’œuvre et motive la raison de sa programmation : savoir comment la folie entre dans l’activité créatrice d’un artiste.
Sa gestique se montre très délicate, ronde et souple, voire intimiste, notamment quand elle s’adresse à des solistes (l’organiste, la soprano), et rebondit de manière mesurée et maîtrisée lorsque la dynamique et l’effectif le requièrent. Il se tient droit, à l’équilibre comme un funambule sur un fil invisible, celui de sa baguette, un pied devant l’autre, ne produisant un pas de côté qu’aux moments d’exaltation phonique, de climax.
Les quatre tessitures du chœur chantent d’une même grande voix virtuose - de l’émission et de l’écoute mutuelles -, ce qui n’empêche pas, au contraire, de percevoir la couleur particulière des voix intermédiaires (les altos et les ténors), que Schumann lui-même aimait à soigner dans ses œuvres.
L’écriture fuguée produit des mélismes serrés (Kyrie, Agnus), des cris de détresse et des imprécations (Gloria), des moments de grâce et de tendresse (Sanctus). Partout, elle joue sur les contrastes du message liturgique, comme l’ont fait les premiers polyphonistes. L’homogénéité de prononciation des syllabes est exemplaire. Elle est indispensable dans une œuvre qui travaille et se travaille à l’échelle micro-polyphonique, comme les attaques du « Sanc-tus », de l’« A-men » par exemple. La lisibilité de l’ensemble polyphonique est ainsi particulièrement présente, le son semblant circuler de gauche à droite, produire un effet stéréophonique, ou saturer l’espace sonore lors des grands unissons (Credo). La musique atteint les cimes ou s’enfonce dans les limbes, en reposant sur l’agilité individuelle et collective du chœur.
La soprano Amélie de Broissia se lève à trois reprises, pour quelques notes ou pour une prière en hommage à Marie. Le timbre est clair, tantôt diaphane, tantôt satiné, accrochant la lumière. Son vibrato est duveteux ou dentelé à larges points, son émission est fluide et souple. Ses voyelles scintillent comme de petites étoiles qui surgissent du crépuscule charnu de son medium : un rôle sur-mesure.
Le ténor Woosang Kim et la basse Loïck Cassin interviennent pour quelques phrases, notamment dans le Sanctus. Le premier fait surgir une voix de métal, un peu raide dans l’aigu, qu’attendrit cependant son usage maîtrisé du vibrato. Le second, d’une voix de patriarche bienveillant, projette et colore vaillamment son instrument d’un timbre de brique cuite.
De fait, la difficulté de justesse, de mise en place, de perception de la cohérence formelle de l’ensemble pour les chanteurs est palpable, ce qui contribue à produire une certaine tension chez le public lors de cette passionnante séance d’écoute. Ce dernier se montre pourtant complice de la démarche de Salvatore Caputo, et applaudit avec une ferveur retenue mais profonde cette expérience d’exception.