Retour victorieux de Roberto Alagna à La Scala de Milan
Ce fut l'un des grands scandales dans l'histoire de la mythique maison milanaise, résonnant à travers la planète lyrique et au-delà. En ouverture de la saison 2006/2007, le ténor franco-italien Roberto Alagna, qui attaque alors des rôles de plus en plus dramatiques, est la tête d'affiche d'Aïda de Verdi à La Scala. À l'occasion de la "première populaire" de la saison, le 10 décembre 2006 (l'inauguration officielle trois jours plus tôt, lors de la fête du patron milanais Saint Ambroise, étant réservée aux invités de marque et privilégiés), les fameux loggionisti, passionnés lyriques occupant les hautes galeries aux prix abordables, sifflaient rudement Alagna dès l'issue de son fameux air inaugural "Celeste Aida" (le tout dans une production fastueuse de Franco Zeffirelli). Ces "enfants du paradis", parfois démoniaques, à l'italienne, sont célèbres pour leur purisme (exubérant) et les jugements sévères que même Pavarotti ou La Callas eurent à affronter. Mais Alagna siffla la fin des sifflets et de sa participation au spectacle en quittant tout simplement la scène et la soirée, puis la production et la maison pour une durée que d'aucuns pensaient indéterminée. Son remplaçant, littéralement au pied levé, Antonello Palombi, fut d'ailleurs ovationné en jeans et chemise (n'ayant pas même le temps de vêtir le costume). Cette histoire, amplement relayée par la presse internationale, devint un véritable feuilleton : Alagna fut limogé pour le reste des représentations, puis fit un acte de démonstration contre cette décision en chantant un air de Madame Butterfly devant La Scala et les objectifs des journalistes (juste avant le début de la représentation suivante d'Aïda, sans lui), menaçant encore de porter plainte contre le théâtre lyrique italien. Depuis, la brouille entre les deux parties semblait définitivement sceller l'impossibilité d'une collaboration future. Jusqu'à aujourd'hui.
Si les critiques italiens évoquaient un si bémol entonné au lieu d'un si (ce qui pourrait indigner lesdits puristes), Alagna lui-même se défendait en inculpant une mauvaise forme physique et l'impossibilité de donner son meilleur dans une ambiance d'hostilité et de "cabale". Une décennie plus tard, il donnera plusieurs versions des faits, parlant au micro d'Europe 1 d'une rencontre dans sa loge avec le chef de la claque et son refus de payer les services d'applaudissements (à l'instar de Wagner à Paris en 1861). Il expliquait aussi qu'il s'agissait en fait d'une affaire politique dans laquelle les cibles étaient Stéphane Lissner, l'intendant français et le premier étranger à la tête de La Scala (institution symbole en Italie), ainsi que Romano Prodi, premier ministre italien à l'époque (le mot "prodi", braves, figure dans le texte de l'air "Celeste Aida", qu'Alagna au jour J changea en "bravi"). Si c'est un directeur Français qui l'avait fait venir en 2006, c'est un autre, Dominique Meyer, qui a orchestré son grand retour à Milan dans la nouvelle production de la Fedora d'Umberto Giordano, et pour ses débuts dans le rôle de Loris Ipanov, rôle autrefois créé par son modèle lyrique, Enrico Caruso. Cette production signée par Mario Martone et initialement prévue en 2020, voit enfin le jour après deux ans d'attente pour des raisons de Covid.
Dans une ambiance nettement plus détendue et sans aucune évocation de cette mésaventure d'autrefois, Alagna ne manque pas l'occasion de renouer les liens avec le public milanais, dans une prestation captivante (plutôt sur le plan musical que scénique). Il se démarque par la fraîcheur vocale et un volume imposant qui ne diminue point, jusqu'à la conclusion de cette tragédie vériste. Sur le plan technique, il affirme ses qualités avec une émission maîtrisée et sans excès de vibrato, soutenue par un souffle souple et étendu. Sa ligne s'avère bien sonore dans toute sa largeur, plus soyeuse dans son médium et davantage dégagée dans les cimes, sans dérapages même lorsqu'il est aux abords de sa tessiture. Cependant, à force de pousser la projection loin en la salle, l'expression perd parfois en nuances, mais garde néanmoins sont legato raffiné et un phrasé italianisant, pétri de lyrisme.
Roberto Alagna | Sonya Yoncheva (© Brescia e Amisano - Teatro alla) |
À ses côtés, Sonya Yoncheva campe Fedora en princesse moderne régnant du haut d'un vaste salon de gratte-ciel. Son jeu exprime la palette d'émotions d'un personnage complexe et tragique, rendu célèbre par Sarah Bernhardt à la création du drame homonyme de Victorien Sardou. Vocalement, son appareil est volumineux et dramatique, souvent invité à parcourir la haute sphère de son étendue à pleine voix. Cependant, à mesure que son exploit vocal s'élève en intensité, le vibrato s'amplifie proportionnellement (et parfois démesurément), quoique moins lorsqu'elle chante par dessus l'orchestre en tutti. Les graves sont faiblement soutenus, la prononciation parfois brouillée, mais le ton reste arrondi sans équivoque. Elle déploie ses couleurs tendres et lumineuses dans les airs doux et lyriques, notamment en début et en sa fin de soirée remarquée et applaudie, avec le chant du cygne particulièrement émouvant de son héroïne mourante.
Le baryton George Petean en De Siriex est un spécialiste de Giordano, lui qui chantait récemment avec Yoncheva dans Siberia à Madrid (et à Florence plus tôt). Il présente une ligne chaleureuse et ronde, solidement projetée. L'émission est fine et dosée, le phrasé très élégant, bien aligné avec son timbre de velours. Néanmoins, il reste souvent en décalage avec l'orchestre en termes de tempo et de rythme.
La comtesse Olga de Serena Gamberoni incarne un enjouement lyrique en s'accrochant au rythme dansant de l'orchestre et chantant en symbiose avec la section des cordes. Sa ligne légère et volatile est précise et suave, parfois incisive dans les aigus, mais sachant donner des couleurs harmoniques joviales. Elle impressionne l'auditoire avec sa stabilité et sa capacité de chanter un air tout en faisant du vélo sur le plateau.
La basse Romano dal Zovo joue avec conviction dramatique le sombre personnage du policier Gretch, mais la voix manque d'étoffe et de profondeur. Il parcourt ses notes avec justesse, même dans sa voix de tête délicatement maniée, à la différence des aigus puissants, plus serrés et poussifs. Le cocher Cirillo d'Andrea Pellegrini est une basse nourrie et sonore, avec un timbre plus irradiant mais une posture figée sur le plateau. Caterina Piva en Dimitri projette solidement son mezzo-soprano doux et léger, posé dans les graves mais plus expressif et distinctif dans les cimes.
Le baron Rouvel du ténor Carlo Bosi chante d'une voix claire et lyrique, un peu acérée et manquant d'appui dans l'assise. Boroff (Gianfranco Montresor) présente une voix de poitrine plantureuse mais modestement étoffée. Le baryton Costantino Finucci en Lorek entonne ses notes avec le sérieux et la précision du chirurgien qu'il incarne.
Parmi les rôles de servants, le Désiré de Gregory Bonfatti est un ténor solaire et lyrique, Devis Longo en Nicola est irradiant, limpide dans la prononciation des notes et du texte. Michele Mauro (Sergio) est un ténor éloquent aux couleurs claires, tandis que son homologue Ramtin Ghazavi en Michele complémente sa voix par un timbre plus dramatique et nourri.
La soliste issue du chœur d'enfants (Choeur des voix blanches), Cecilia Menegatti impressionne dans le rôle du petit Savoyard avec maturité et assurance. La voix est sombre et bien ancrée dans les graves, richement timbrée.
Marco Armiliato dirige l'Orchestre de La Scala avec assurance, quelques menus décalages ne dégradant pas l'équilibre sonore établi d'emblée. Le déploiement des accords suaves et polychromes brosse cette toile dramatique avec tant de finesse que l'intermezzo orchestral devient le sommet de leur soirée.
Mario Martone déplace l'action dans des temps contemporains, sans déterminer son positionnement spatio-temporel. Il s'inspire des tableaux du peintre surréaliste René Magritte, en cherchant à traduire visuellement ces œuvres par les décors et accessoires sur scène (notamment les tableaux L'Empire des lumières, L'Assassin menacé et Les Amants). Il joue intentionnellement en contrepoint sur la mystification et la signification floue de ces images et du livret. Ces éléments s'avèrent compatibles et savamment orchestrés, en écho avec le livret original. La maison de la Comtesse russe à Paris marque ainsi comme une création dans cette veine surréaliste, donnant à la fois sur l'intérieur et l'extérieur, avec un bal animé et dansé, alors que le premier acte est situé dans une penthouse rappelant la demeure de Macbeth en ouverture de la saison in loco. Néanmoins, la lecture des intentions du metteur en scène demande de connaître ces références picturales (expliquant sans doute quelques huées bruyantes aux saluts).
Les chanteurs sont fortement acclamés et notamment Roberto Alagna, ovationné par l'ensemble de la salle, obtenant sa revanche, avec le public milanais. S'il quittait la scène brusquement en Radamès il y a 16 ans de cela, maintenant c'est "Ritorna vincitor" (comme le chante Aïda).