"Mon rêve" : le voyage d’automne de Pichon et Degout
Avant d'y retourner la semaine prochaine, ce concert avait été capté en 2020 à la Philharmonie de Paris. Ce programme romantique d’airs et de Lieder, accompagnés ou interpolés par l’orchestre, est coconstruit avec le baryton Stéphane Degout. Les morceaux se concentrent sur un noyau de cinq compositeurs, dont les deux derniers sont les arrangeurs des premiers : Schubert, Schumann, Weber, Brahms et Liszt. Leurs répertoires, sacrés et profanes, s'élargissent avec bonheur aux dimensions du grand orchestre et du chœur ici majoritairement féminin. Un rituel en trois temps – thrènes, mirages, mort et transfiguration – articule des extraits de quatorze œuvres, agencées comme un opéra onirique. Le travail de composition des programmes, toujours aussi essentiel aux projets de Pygmalion, résonne ici avec le titre de la Symphonie n°8 « L’inachevée » de Schubert, qui se voit comme complétée par des opus vocaux (le tout avec instruments d'époque).
Le monde du rêve (Mein Traum) appelle l'imaginaire du wanderer, voyageur qui cherche la consolation de son amour perdu. Il est incarné par la sombre tessiture de Stéphane Degout, qui surgit de manière éruptive sur scène. Il enrobe naturellement de noir toute la matière musicale, qu’illuminent subrepticement les vocalises célestes de Judith Fa. Dès les premières secondes, le baryton crève l’espace acoustique, tandis que sa posture menaçante vient négocier avec les solistes de l’orchestre : timbales, clarinette, hautbois. Son corps, telle une colonne d’airain, un terrible index vocal, prend à la gorge le public tant il s’engage dans un façonnement sensible et significatif de l’existence rêvée dont il est l’interprète. Il vient prêter au chant sa voix couleur d’asphalte, dans la puissance comme dans la terreur, dans l’espérance comme dans l’accablement, dans la violence comme dans la tendresse. Les imprécations cèdent alors à un pianissimo filé depuis sa voix de tête, tel un fil frémissant qui retient le narrateur à la vie, l’expression de la grâce. Depuis ses entrées sur la pointe des pieds dans l’univers sonore, il gravit les parois les plus escarpées vers le crescendo, à l’assaut du verbe, avec une voix moelleuse puis tendue comme un arc, une flèche à la pointe bien taillée avant d'absorber dans les graves toute l’énergie de l’orchestre.
Judith Fa (entendue en 2018, au Festival d’Aix-en-Provence dans Orfeo & Majnun) déploie toujours dans ses vocalises un timbre de platine, servi par une élasticité et une souplesse vocale. Le soutien homogène qu'elle déploie lui permet d’entrer dans le son en retardant l’installation d’un vibrato expressif, le tout posé sur le sommier des cuivres, enroulée dans les draps légers de la petite harmonie et de la harpe.
La battue du chef Raphaël Pichon est constamment sur la brèche, accomplissant les fondus-enchaînés entre les pièces, ainsi (r)accommodées. Sa gestique de "main tendue", sa battue sinueuse, met globalement l’emphase sur le tragique, tout en accueillant à pleine main ou distillant d’un mouvement de doigt, les détails les plus infimes de l’écriture romantique. Le chef, à la tête de ses orchestre et chœur Pygmalion, se fait jongleur, bateleur de musique, alternant les prises de balles colorées, ainsi lancées et relancées dans l’espace acoustique et visuel de l’Auditorium. Question couleurs musicales, les instruments d’époque apportent leurs pigments délicieusement poudrés, tandis que le chœur joue des alliages et nuances. La matière nacrée secrétée prend la couleur et la consistance la plus délicate d’un camée. Les lumières de Bertrand Couderc viennent danser avec le plateau, depuis le blanc de laboratoire jusqu’au rose vespéral, en passant par les éclairs d’orage.
Comme la saison passée avec le triptyque consacré à la figure de Jésus chez Bach, mais en un concert resserré sur un soir, la bande-son de l’errance se transforme en quête, de l’obscurité jusqu’à la lumière, de la mort à la résurrection.
Tout ce partage onirique se traduit par de longs applaudissements et quelques auditeurs debout.