Aida à l'étonnant Teatro El Círculo de Rosario
L’orchestre entonne un « joyeux anniversaire » instrumental à l’attention de Verdi pour le 209ème anniversaire de la naissance du compositeur ce soir-là à la fête dans la principale institution lyrique de Rosario, un splendide théâtre à l’italienne de 1500 places qui accueillit en son temps, en 1915 (soit à peine onze ans après son inauguration) l’illustre Caruso.
En famille
La mise en scène de Marcelo Perusso présente un appréciable et solide équilibre entre tradition et sobriété qui évite la surcharge scénographique tout en incluant des éléments architecturaux renvoyant à l’imaginaire égyptien (portes, arcs et colonnes) sur lesquels s’ouvre et se ferme un rideau fixe coulissant imitant une fresque murale décorée de hiéroglyphes. Le bon goût des décors n’est toutefois pas toujours l’allié du bon sens dans l’exploitation qui en est faite : la levée d’une colonne à la verticale en quelques secondes, en dépit d’efforts physiques simulés par quelques figurants, paraît caricaturale et assez inutile. L’action dramatique, lente comme le sont les temps immémoriaux de la fable, est volontairement assez statique mais utilise au mieux l’espace scénique disponible. Certains tableaux, par la disposition et l’équilibre des formes qu’ils présentent, sont particulièrement marquants. La beauté et la qualité des costumes (Ramiro Sorrequieta), et en particulier ceux des Égyptiens, magnifient les personnages de la fable et contribuent à fixer l’esthétique de ces tableaux humains appuyés par des lumières judicieusement gérées (Ariel Conde).
Sur scène, le Ballet classique russe de Rosario contribue à cette ambiance familiale où sont privilégiées les ressources locales. Cet ensemble de danseurs, dirigé par Tatiana Fesenko, propose des numéros gestuels audacieux et originaux en phase avec les choix du metteur en scène. Par leur complexité, certains mouvements sont toutefois troublés et, manquant parfois dans leur exécution de rigueur, de précision ou de simultanéité, semblent un peu désorganisés.
Mario Perusso, père du metteur en scène, officie à la tête de l’Orchestre symphonique provincial de Rosario. Il assure une direction franche, ferme, équilibrée et attentive, autant que possible, aux chanteurs. En fosse, les musiciens réagissent avec docilité et souplesse aux injonctions du chef, ménageant des nuances vives et colorées, manifestant une partition maîtrisée et exploitée avec un souci constant de l’action dramatique dans la gestion des volumes (des cuivres sont ainsi placés dans les baignoires latérales).
Des voix sur un plateau d’argent(-ine)
Horacio Castillo dirige le Chœur de l’Opéra de Rosario qui remplit toutes ses fonctions expressives avec élan et générosité, quel que soit son format à l’œuvre, très variable dans Aida. Les couleurs vocales sont chaudes et puissantes comme un soleil égyptien. Certains effets de décalage avec l’orchestre sont toutefois ponctuellement perceptibles à l’acte IV.
Le plateau vocal est formé d’Argentins pour la plupart habitués de la scène de Teatro Colón. Le rôle titre est assumé par la soprano Mónica Ferracani qui possède une voix légère, d’un bleu azuréen. Les projections sont souples, effilées, étroites et aériennes. Même si les lignes mélodiques restent pures, les aigus semblent plus courts, voire écrasés à partir de l’acte III. Son vibrato, discret et resserré, lui permet de développer un élégant phrasé dentelé.
Enrique Folger, remarqué dans Pagliacci, est un ténor vivace avec une voix ample et vaste et, corporellement, une aptitude certaine à l’expression dramatique. Les projections sont fortes et droites, soutenues par un souffle long et présentant des inflexions ouvertes et élancées ainsi que des pointes piquantes. La chaleur du timbre sied avec cohérence et élégance à son personnage de Radamès. Une certaine fatigue vocale se fait toutefois ressentir lors du dernier acte avec des projections plus incertaines, tant il est vrai que la position couchée ne contribue pas au soin des notes finales du point de vue du souffle.
La mezzo Anabella Carnevali possède la voix d’Amneris : carnassière, pleine, large et diffuse, elle impose avec beaucoup de véracité l’autorité de son personnage. Le caractère organique, charnel et très puissant de ses projections engendre malheureusement de fréquents excès volumétriques qui placent l’orchestre et leur chef dans une situation délicate. L’omniprésence du vibrato, ampoulé et guttural, entache également la beauté sauvage, rauque et sombre du timbre, et l’empêche de s’épanouir pleinement.
Lucas Debevec Mayer (Ramfis), entendu au Colón dans le Requiem de Mozart et La Damnation de Faust, impose dès le lever de rideau ses projections ancrées dans la profondeur et la solidité de sa tessiture de basse, soutenue par un vibrato ample, généreux et fourni.
Martín Otaduy témoigne du caractère satiné, brillant et balancé de sa voix de ténor dans l’interprétation du Messager. La soprano Patricia Villanova enfin, dispose d’une voix claire et haute apte à l’interprétation de la Prêtresse.
Si le baryton Leonardo López Linares (Amonasro) développe des intentions vocales larges et amples où la puissance et la clarté sont au rendez-vous d’un registre médium riche et fourni, il n'en va pas autant de Mariano Mariño qui ne parvient pas à planter vocalement un Roi d’Égypte convaincant. La voix est timidement posée et trop apaisée, avec un centre qui manque d’épaisseur relativement à sa tessiture.
L’ensemble des artistes présents en scène, en fosse ou en coulisse est chaleureusement applaudi et remercié de sa prestation qui n’a rien à envier à certaines soirées du Teatro Colón de Buenos Aires. La qualité visuelle et sonore de cette Aida "provinciale" parvient en effet à faire de Rosario, où nous avions déjà rendu compte d’un festif Pagliacci, un pôle de premier plan dans l’expression de l’art lyrique en Argentine.