Le théâtre (Colón) des vices humains avec Les Sept Péchés capitaux suivi du Château de Barbe-bleue
La soirée est dirigée par Jan Latham-Koenig, non seulement parce qu’il est en fosse mais aussi par le fait que le Teatro Colón a confié la production de ce spectacle à la société privée de cet artiste (Koenig Ensemble Limited). Ce dernier prendra de surcroît en 2023 la Direction musicale du Teatro Colón.
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Le programme était alléchant et l’idée intéressante de rapprocher deux œuvres qui, si elles diffèrent sensiblement du point de vue de l’esthétique musicale et du propos des livrets respectifs, manifestent conjointement une thématique commune à travers la peinture des vices humains.
Péché originel
Initialement prévue dans le cadre d’une coopération avec le Welsh National Opera qui n’a pas abouti, cette production externalisée des Sept Péchés capitaux et du Château de Barbe-bleue semble bien avoir conçu la réalisation des deux œuvres indépendamment l’une de l’autre pour former un spectacle d’une heure quarante trouvant difficilement sa cohérence programmatique. Au-delà de la peinture manifeste des vices, les points d’ancrage entre les deux livrets sont pourtant réels : la symbolique du chiffre sept d’une part (sept péchés correspondant à sept lieux et sept tableaux chez Brecht, sept portes et sept clés chez Béla Balázs, librettiste de Bartók), le traitement des femmes d’autre part qui est, dans les deux cas, au premier plan : si l’héroïne s’appelle Anne dans Les Sept Péchés capitaux, personnage se dédoublant en une chanteuse et une danseuse qui apparaissent comme des sœurs, la propre sœur de la femme de Barbe-Bleue, dans le conte de Perrault à l’origine du mythe, porte aussi ce même prénom.
Les choix de mise en scène des Sept Péchés capitaux en font visuellement, mais aussi du point de vue des chorégraphies d’Ann Yee, une production très marquée du sceau de Broadway, quitte à faire passer ce ballet-chanté (qui présente une critique acerbe et parodique du capitalisme) pour un spectacle à contre-sens qui se moquerait presque lui-même ironiquement d’antiennes marxistes jetées aux oubliettes de l’Histoire. La mise en scène de Sophie Hunter, mouvante et énergique, semble pensée pour un cabaret, et non pour l’amplitude de la scène du Colón. Elle est ancrée dans un matérialisme simpliste et fait écho à une époque qui est celle de la création de l’œuvre. Au contraire de celle de Barbe-bleue qui verse dans une forme d’abstraction spatio-temporelle (le château est symbolisé par un cercle double envahissant la scène et formant un gigantesque plafond aérien), très statique, lunaire et d’une noirceur ambiante efficacement pesante. La représentation aérienne du château s’assimile à une sorte de méduse géante dont des projections vidéos (Nina Dunn) animent le cœur battant tandis que des filets lumineux et gazeux dessinent la lente emprise de ses filaments. Le dispositif est impressionnant d’ingéniosité mais techniquement défectueux : il nécessite d’être réinitialisé alors que le numéro de la version de la vidéo apparaît sur l’écran en lieu et place du visuel prévu.
Vices et vertus
Sous la baguette inspirée de Jan Latham-Koenig, l’Orchestre permanent du Colón retentit de toute sa vigueur, des lignes mélodiques les plus colorées aux fortissimi les plus expressifs et parfois même les plus assourdissants, ces effets de volume excessif ayant trop tendance à couvrir les deux plateaux vocaux. La noirceur de la partition de Barbe-bleue est toutefois rendue avec beaucoup d’intensité dramatique. Le chef semble ici marquer son territoire et vouloir impressionner ceux qui formeront l’année prochaine « son » public. Il y parvient (au détriment d’une expressivité plus nuancée) et se trouve chaleureusement accueilli et attendu.
Anna, dans Les Sept Péchés capitaux, est dansée avec volubilité par la Britannique Hannah Rudd et chantée avec élan par sa compatriote Stephanie Wake-Edwards qui trouve ici un rôle de premier plan, plus à la mesure de ses ambitions après sa participation remarquée dans des seconds rôles de La Flûte enchantée et de La Traviata à Covent Garden. Si son mezzo est un peu éteint et sans vie en lever de rideau, la voix s’échauffe chemin faisant et acquiert des couleurs et une brillance qui mettent en valeur son articulation et sa prononciation de la langue de Brecht. Les deux sœurs œuvrent sur le plan théâtral et chorégraphique main dans la main au profit de cette délicate incarnation double, même s’il est regrettable que toutes deux aient des difficultés à se faire entendre.
La famille d’Anna chante comme un seul homme, y compris la Mère interprétée par la basse congolaise Blaise Malaba (curiosité de la partition de Weill déjà relevée il y a peu à Caen) qui offre des projections profondes et caverneuses. Le ténor anglais Adam Gilbert imprime de sa voix perçante et lustrée un Père attentif à sa fille et, surtout, à ses propres intérêts. Les deux Frères que sont le baryton britannique Dominic Sedgwick et le ténor russe Egor Zhuravskii présentent des inflexions vocales aux reliefs chaloupés qui participent des intentions parodiques de cet ensemble.
Le baryton hongrois Károly Szemerédy (Barbe-bleue), qui a déjà interprété cette œuvre sur de nombreuses scènes, et la mezzo-soprano israélienne Rinat Shaham (Judith, sa femme), chantent dans la langue de Bartók. Les sonorités du hongrois épaississent le mystère du mythe du bourreau sanguinaire. Károly Szemerédy plante pourtant un Barbe-bleue dessaisi de sa toute puissance, agité par la culpabilité et les remords. Sa gestuelle le rend excessivement soumis à son épouse, même si la profondeur cuivrée de son timbre parvient à restaurer l’autorité virile et sanguinaire qui est la sienne. Les projections sont généreuses, la chaleur des graves donne de l’épaisseur dramatique au personnage.
Rinat Shaham est une Judith affirmant vocalement son pouvoir de persuasion sur son époux. La voix est assez puissante, le phrasé ciselé et les intentions dramatiques du corps sont relevées par des vocalises maîtrisées qui savent toucher un public médusé.
Les spectateurs, comptant beaucoup d’étrangers parmi eux dont l’acteur Benedict Cumberbatch, époux de Sophie Hunter, récompensent par des applaudissements nourris l’ensemble des protagonistes des deux représentations de cette soirée très cosmopolite.