Andrè Schuen et Daniel Heide, récital de Lieder à l’Opéra du Rhin
Ancré dans le genre du Lied allemand, le programme présente néanmoins d’importantes variantes stylistiques et thématiques dues au choix des compositeurs : Robert Schumann, Hugo Wolf et Frank Martin. Filé comme une seule œuvre, le cycle des Liederkreis de Robert Schumann esquisse de manière fragmentaire les thèmes propres à la littérature romantique et puisés dans les poèmes de Heinrich Heine : l’amour, la mort, la mélancolie. L’atmosphère onirique suscitée par ces œuvres est également évoquée de manière scénique (et un peu naïve) par la projection d’un ciel bleu ponctué de nuages blancs, au fond de la scène. La seconde partie du récital se révèle plus sombre, éclairée par un ciel crépusculaire aux teintes brunes-orangées. Les trois Chants du Harpiste de Hugo Wolf, écrits sur des poèmes tirés des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe évoquent en effet une angoisse sourde, portée à son apogée avec le cycle des Six Monologues de Jedermann du compositeur suisse Frank Martin. Écrits à partir de la pièce Jedermann de Hugo von Hofmannsthal durant la période troublée de la Seconde Guerre mondiale, ces Lieder dépeignent avec une intensité proche de l’expressionnisme le désespoir de l’Homme riche, qui voit sa dernière heure arriver avec la visite de la Mort, puis son apaisement dans la prière et le pardon divin.
Le baryton Andrè Schuen opte pour une posture à la fois détendue et concentrée, nécessaire à une interprétation entièrement dénuée de partition durant tout le récital. Sa riche palette de timbres se révèle dès les premières secondes : d’un mot à l’autre, sa voix glisse entre des graves pleinement projetés, des mezzo voce en demi-teinte, puis une claire voix mixte. Colorés par ces subtiles nuances et une parfaite prononciation, les vers des poèmes chantés prennent ainsi un surcroît de sens et une intensité expressive toute particulière, maintenant les oreilles et les regards du public aux aguets. Le baryton fait sonner et vibrer chaque voyelle et consonne, accentuant ainsi l’aspect pittoresque des Lieder schumanniens, roulant généreusement les « r » pour évoquer l’eau, et découvrant un « Sonne » (soleil) chaud et ouvert. Nullement fatiguée, sa voix dévoile des fortissimi brillants, soigneusement gardés pour les derniers Lieder de Frank Martin.
Le pianiste Daniel Heide accompagne l’interprétation noble et grave d’Andrè Schuen avec un jeu à la fois sobre et inventif, maniant rigueur et détente mêlée d’humour. Avec un soin égal, il allie des legato souples à des sauts d’accords énergiques, et souligne la richesse harmonique des œuvres avec des rallentandi délicats. Tout en conservant un toucher attentif, Daniel Heide ne résiste pas à l’envie de théâtraliser son jeu en jetant la tête en arrière ou en hochant celle-ci à chaque accord descendant pour illustrer le grotesque schumannien.
Rompu à ce répertoire (le programme complet de ce récital fit l’objet d’un album) le duo crée une enveloppe sonore saisissante tout au long du récital, ponctuée d’effets de surprise. Leur connivence et leur jeu convainquent un public malheureusement peu nombreux mais extrêmement attentif qui les acclame longuement après un dernier Lied de Schumann en guise de bis.