Armide à Bordeaux impose ses canons de beauté
Armide était présenté au public français en version concert mise en espace ce 6 novembre à l’Auditorium de Bordeaux, avant d’être repris le 8 novembre à la Philharmonie de Paris dans une distribution identique. Faisant le lien entre le chant italien et la tradition française, Gluck compose cet opéra à la demande de Marie-Antoinette, son ancienne élève, en 1777. S’il est rarement joué, cet opéra n’en est pas moins l’un des plus riches et des plus efficaces opus du compositeur. La sorcière Armide, balayant d’un revers de la main ses milliers d’amants, y compris les plus prestigieux, ne peut se satisfaire de ses innombrables gloires militaires tant que l’un de ses ennemis, Renaud, lui résiste encore. Pourtant, lorsqu’elle le trouve enfin en son pouvoir, l’amour s’empare d’elle et elle renonce à concrétiser sa victoire, sacrifiant sa gloire à cet ennemi aimé.
La distribution proposée rassemble trois des plus grands chanteurs français de la jeune génération, Gaëlle Arquez, Stanislas de Barbeyrac (décrit d’ailleurs comme tel dans nos pages par Yann Beuron dans son interview à lire ici) et Florian Sempey. A la tête de ses Musiciens du Louvre, le nouveau Directeur de l’Opéra de Bordeaux, Marc Minkowski, dirige l’œuvre avec brio, démarrant dès l’ouverture de manière tonitruante, tout en variant les tempi et les textures sonores. Le chef chante le texte en même temps que ses interprètes et dirige le plus souvent par cœur (ce qui l’oblige à tourner parfois trois ou quatre pages d’un coup pour se remettre à jour). Lorsque Renaud se fait charmer à l’acte II, il dirige la musique mélancolique -dont une flûte intelligemment disposée au centre de la scène-, assis sur son siège (qu’il laissera peu après à Gaëlle Arquez pour qu’elle y chante son air), d’un geste presque imperceptible. Lorsqu’au contraire la musique s’enflamme, il brandit sa baguette telle un poignard dont il frappe les airs.
Gaëlle Arquez (© Gilles Brébant)
Le rôle-titre est interprété par Gaëlle Arquez (dont vous pouvez lire l'interview accordée à Ôlyrix l'an dernier en suivant ce lien). Après avoir interprété la Belle Hélène, décrite comme la plus belle femme du monde, elle est ainsi cette fois la sorcière irrésistible pressée par mille amants. Dans une robe rouge vif assortie à son rouge à lèvre, elle garde les traits tirés tout au long du spectacle, que ce soit pour jouer l'orgueil, la méchanceté ou le désespoir. Il faut ainsi attendre les saluts pour la voir afficher un sourire resplendissant devant l’ovation qui lui est réservée. De ses graves magnifiques à ses aigus puissants, elle déroule la partition avec une grande musicalité et une articulation soignée (caractéristique qu’elle partage d’ailleurs avec tous les autres chanteurs). Au fil des airs, elle se fait suave, menaçante, langoureuse ou haletante. Toujours nuancée, elle fait vivre le texte, qu’elle déforme sans contresens à quelques reprises (remplaçant par exemple une « colère » par de la « fureur »). Nous avons hâte de la revoir sur les scènes françaises. Pourquoi pas en Carmen ou Mélisande (rôles qu’elle prend en févier et mars à Francfort) ?
Stanislas de Barbeyrac interprète Renaud, l’intrépide Chevalier ayant raison de la sorcière Armide. Le ténor, qui chantera Iphigénie en Tauride (de Gluck encore) à l’Opéra de Paris fin novembre (réservez vos places en suivant ce lien) après y avoir triomphé dans Alceste (de Gluck toujours) il y a quelques mois s’impose comme l’un des ténors les plus en vue sur le répertoire de la fin du XVIIIème siècle, dont il sert également souvent les œuvres de Mozart. Sa voix légèrement corsée et soutenue par un legato soigné s’impose avec puissance et largesse, sa longueur de souffle lui permettant de tenir des notes vibrées avant d’achever des phrases musicales qui paraissent interminables, sans respiration. Valeureux au début, déployant ses médiums, il offre de doux aigus lorsqu’il se fait mélancolique, ébloui par la beauté des bocages qui l’entourent.
Stanislas de Barbeyrac (© Y. Priou)
Dans un rôle plus modeste, celui du royal prétendant Hidraot, qui voit son amour repoussé par Armide, Florian Sempey impressionne par la profondeur de ses graves et la puissance de ses attaques. S’il est moins nuancé que ses alter egos, sa prosodie fait merveille. Il parvient à créer de beaux effets en chantant sur le souffle ou en piquant ses notes. La Haine est interprétée par Aurélia Legay avec un timbre sombre et des graves agressifs. Entourée d’un orchestre et d’un chœur enflammés, elle parvient à produire une impression saisissante.
Florian Sempey (© Pierre Virly)
Harmonie Deschamps et Olivia Doray interprètent divers personnages ayant tous en commun d’être au service d’Armide. Leurs deux voix de sopranos s’accordent joliment dans leurs nombreux duos. Le joli timbre de la première offre des aigus ciselés dans des piani parfaitement maîtrisés et émis avec une grande finesse. La seconde n’est pas en reste, interprétant un fort bel air de Bergère et un duo réussi avec Enguerrand de Hys. Ce dernier laisse apparaître un léger voile sur sa voix, dont il dispose toutefois avec raffinement, produisant notamment un air d'Artemidore tout en finesse. Le baryton Thomas Dolié, natif de la ville, émet des médiums puissants et éclatants. S’il doit baisser le menton pour aller chercher ses graves au plus profond de sa gorge, son timbre est agréable, proche de celui de Stéphane Degout : souhaitons-lui une carrière aussi riche ! Enfin, Constance Malta-Bey, issue du Chœur de l’Opéra de Bordeaux, montre la qualité des individualités de ce dernier en interprétant une charmante Naïade. Ses collègues du Chœur, très bons, se font caressant en mezza voce, menaçants lorsqu’ils chantent à pleine voix sur un tempo débridé, ou encore enthousiastes lorsqu’ils se déploient en canon pour figurer les délices de l’amour. Un concert qu'il serait inspiré de voir à la Philharmonie !
Harmonie Deschamps (© DR)