Une belle carrière promise au Rake’s Progress de Caen
Le Rake’s Progress de Stravinsky est loin d’être l’œuvre la plus populaire du répertoire. Pourtant, il se dit qu’elle est la plus jouée parmi les œuvres composées dans la seconde moitié du XXème siècle. Pour cet opéra, Stravinsky et ses librettistes s’inspirent d’une multitude d’ouvrages littéraires ou graphiques (le titre et la trame sont tirés d’une série de peintures de William Hogarth) mais aussi musicales. Ainsi, du clavecin baroque aux rythmes jazzy, le compositeur revisite l’histoire de l’opéra pour y puiser les couleurs de son orchestration. Lui-même expliquait d’ailleurs avoir imprégné son œuvre de l’esprit de Mozart, du bel canto et du répertoire néoclassique dans lequel il s’inscrit. Le livret multiplie également les références, celles conduisant à la mythologie et à l’œuvre de Goethe étant les plus évidentes. Comme Faust, Tom Rakewell est un homme imbibé d’ennui cherchant dans les conseils d’un être diabolique un bonheur superficiel qui ne peut le combler. En revanche, contrairement à son homologue savant, solitaire et ployant sous le poids des années, Tom est un jeune homme peu instruit ayant à sa disposition tous les éléments nécessaires à son bonheur : une amante dont le père accepte sa demande en mariage, une proposition d’emploi honnête, et même une fortune inattendue provenant d’un oncle dont il ignore pourtant jusqu’à l'existence. Il n’est donc pas poussé dans les bras du diable par un ennui romantique induit par une vie trop sage, mais par une paresse (il refuse l’emploi qui lui est proposé, préférant jouir d’une fortune tombée du ciel) le poussant à l’inactivité. C’est d’ailleurs la morale énoncée durant l’épilogue : le Malin saura toujours occuper des bras désœuvrés.
The Rake's Progress par David Bobée (© Philippe Delval)
Pour sa première mise en scène d’opéra, le jeune David Bobée, venu du théâtre, met en place un univers cohérent, efficace et moderne, sans trahir le livret, mais sans toutefois parvenir à insuffler la vitalité festive qui peut colorer cette œuvre. Actualisée, l’œuvre se situe dans l’actuelle City londonienne, capitale européenne de la finance : l’argent gagné facilement mais perdu en quelques heures au gré de l’évolution des marchés financiers explique adroitement les retournements de fortune subis par Tom Rakewell. C’est ainsi que la machine à fabriquer du pain à partir de pierres, imaginée en rêve par le héros, n’est autre qu’un ordinateur permettant en quelques clics de nourrir des populations affamées. La Carrière du libertin (traduction française du titre), débute lorsque Tom passe des bras de sa fiancée Anne Trulove à la maison close True Love dans laquelle il se perd. Lorsque son diabolique confident, Nick Shadow, se venge d’avoir perdu son âme aux cartes en le plongeant dans la folie, des néons suspendus dansent dans les airs provoquant un effet saisissant. Le décor, fait de colonnades de marbre, symbolise aussi bien le luxe de la vie citadine que le froid de la tombe sur laquelle Tom s’endort pour toujours à la fin de l’opéra. De bout en bout, la tension se maintient sans laisser au public la possibilité de détacher son attention.
The Rake's Progress par David Bobée (© Philippe Delval)
La distribution frappe par son homogénéité. Tous les chanteurs sont impliqués dans leur rôle dont ils soulignent les ambivalences. Ils s'avèrent tous performants vocalement et parfaits dans la prononciation de l’anglais. Croisé il y a quelques mois dans le réjouissant Das Liebesverbot de Wagner à Strasbourg (lire notre compte-rendu), le ténor britannique Benjamin Hulett incarne le anti-héros, Tom Rakewell, avec beaucoup de fraîcheur. Parfaitement dilettante, il est gouaillard et affiche un sourire nigaud au début avant de se montrer touchant puis tout à fait dramatique au fur et à mesure de sa descente aux enfers. Son premier air, véritable credo du paresseux, est nuancé et s’achève dans une grande puissance.
Benjamin Hulett et Kevin Short dans The Rake's Progress (© Philippe Delval)
Son ombre, Nick Shadow, est chantée par l’élégant baryton américain Kevin Short. Sa voix grave, large et puissante sied au personnage. Tantôt narquois, tantôt satisfait ou encore moqueur ou menaçant, il joue parfaitement son rôle de commentateur amusé, omniscient et omnipotent, avant de montrer les muscles (au sens propre !) dans sa dernière scène lorsqu’il réclame l’âme de Tom en rémunération de ses services.
La belle et pure Anne Trulove est interprétée par la soprano suédoise Marie Arnet, qui confère à son personnage une fragilité troublante et une sensibilité à fleur de peau. Si elle manque parfois de puissance lorsqu’elle chante depuis le fond de scène et reste souvent trop statique, elle offre une très belle interprétation de son air du premier acte : convoquant un vibrato attendrissant, elle enchaîne avec une grande musicalité, soutenue par une précision chirurgicale, les vocalises, les sauts d’intervalles et les notes tenues et vibrées émises en crescendo. Elle inspire la pitié lorsqu’elle se trouve perdue au milieu des choristes affairés, digne malgré l’angoisse de la solitude ressentie au milieu de la foule. Lorsqu’elle apprend que Tom s’est marié, sa voix est déchirée et ses gestes maladroits marquent son désespoir.
Benjamin Hulett dans The Rake's Progress (© Philippe Delval)
Isabelle Druet interprète Baba la Turque avec une prosodie soigneusement travaillée ainsi que les graves enjôleurs et les aigus charnus d’une mezzo-soprano chantant du fond de la gorge. Le ténor Colin Judson interprète avec précision et enthousiasme le rôle de Sellem, le commissaire-priseur en charge de la vente des biens de Tom. La basse Stephan Loges est Trulove, le père d’Anne. Sur la réserve, il manque parfois de puissance dans le registre grave, mais compense par sa prestance et ses médiums bien plus sûrs. Kathleen Wilkinson chante Mother Goose, la directrice de la maison de joie qui initie Tom au libertinage, d’une voix ténébreuse au vibrato exagéré. Jean Deroyer dirige l’Orchestre Régional de Normandie avec application, mettant en avant les références musicales de l’œuvre, pour une prestation sans fard mais sans fausse note. Le Chœur de l’Opéra de Limoges, très bon dans le jeu théâtral, est également précis musicalement. Les publics de Rouen, Limoges, Reims et Luxembourg peuvent d’ores-et-déjà se préparer à recevoir cette production facile d’accès tant d’un point de vue musical que dramatique, et qui mérite d’être vue.
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