Didon et Énée à l'Opéra de Rouen : spectacle grandiose et tragique
Un Cupidon de plumes blanches immaculées apparaît côté Jardin et se déplace en lentes poses jusqu'au milieu de scène. Il décoche alors vers le ciel sa flèche qui emporte avec elle le lever de rideau. Le magnifique décor inonde d'un bleu marin les yeux du spectateur. De poétiques voiles frémissantes figurent une mer dans laquelle nagent des danseuses aux mouvements antiquisants. Les rochers épars servent de refuges au désespoir des personnages avant de s'ouvrir, tels des cavernes fumantes d'où sortent des monstres. Le fond de scène surtout, un sfumato (voile de couleur transparente fondant les ombres et lumières dans un effet de fumée ou de brume) qui rappelle les peintures marines anglaises de Turner est un chef d'œuvre d'atelier de décor. Les six acrobates spectaculaires multiplient les saltos et vire-voltes de trapéziste, renforçant la puissante scénographie.
Les metteurs en scène Cécile Roussat et Julien Lubek (© Michel Ramonet)
Eva Zaïcik remplace au pied levé Mireille Delunsch dans le rôle principal. Alors qu'elle n'a pu répéter que le jour même de la Première et vu combien il peut être intimidant de se substituer à une artiste reconnue, la jeune mezzo-soprano se montre digne de son statut de Révélation lyrique de l'ADAMI 2016. Elle suscite même la comparaison avec Vivica Genaux (qui avait pris à Rouen le rôle de Carmen avant celui de Didon dans cette production il y a deux ans ; nous avions également admiré sa Didon le mois dernier en version concert au Théâtre des Champs-Élysées : lire notre compte-rendu ici). Les démarches artistiques sont en effet complémentaires : tandis que Vivica Genaux est une interprète baroque à la voix ciselée et ornée, Eva Zaïcik tire Purcell vers un registre dramatique et généreux. Les puristes pourront se disputer autant qu'ils veulent, nous sommes ravis qu'il puisse exister des interprétations aussi variées. D'ailleurs, la générosité générale du spectacle, aussi bien des chanteurs, instrumentistes, du chœur, que de la mise en scène avec ses acrobates nous semble révéler une des dimensions trop souvent oubliées de la musique ancienne : son éloquence spectaculaire.
Eva Zaïcik (© DR)
Énée, campé par Benoît Arnould, apparaît au côté de Didon dans une grande coquille Saint Jacques qui flotte à travers la scène. Tout de rouge vêtu et avec son foulard noué sur la tête, il ressemble à Sinbad le marin. Sa voix est généreuse dans le grave, surtout lorsqu'il annonce à Didon son départ. Avant cela, elle est sombre et couverte, notamment dans son exploit héroïque : il terrasse, d'un coup de lance en plein front, un gigantesque mérou de carton-pâte. Le monstre marin projette sur le héros un jet de paillettes rouges pour figurer le sang, sous les rires déployés du public.
Benoît Arnould (Énée) (© J Pouget)
Soutenant Didon, sa confidente Belinda a la voix bien placée de Katherine Watson. Elle encourage avec candeur et finesse vocale les amours de Didon et Énée. Son chant est vibré et finement aigu, tout en étant franchement articulé avec des lignes marquées. La Dame d'honneur est, pour sa part, chantée avec assurance par Jenny Daviet. Déjà entendue en Micaëla sur la scène de Rouen dans l'adaptation signée par son directeur, Frédéric Roels, de Carmen, Jenny Daviet confirme la digne place qu'elle occupe dans cet opéra.
Cyril Auvity (La Magicienne) (© J Pouget)
Accompagné par une bonne vieille machine à vent et les grandes feuilles d'aluminium pour faire le bruit des éclairs, Cyril Auvity joue le rôle de la magicienne, qui se révèle être une pieuvre aux longs tentacules animés, frémissants avec ses rires. De sa voix tendue et haletante, montant et descendant par paliers, il convoque ses deux sorcières qui sont en fait des sirènes tombant du ciel. Elles sont totalement complémentaires : Caroline Meng chante crescendo de sa voix colorature, tandis que Lucile Richardot joue, lance la voix decrescendo subito. Outre la magicienne, Cyril Auvity chante également le marin, donnant l'occasion aux acrobates d'escalader le navire, son mat et ses cordages. Mais il s'agissait en fait d'un piège, le marin n'étant autre que la pieuvre déguisée : ses tentacules réapparaissent, sortant des cales et d'anfractuosités du bateau. Nicholas Tamagna est un esprit messager à la voix de contre-ténor sonore. Il finit ses phrases avec des projections de souffles amples, vibrées. Sa voix est chaude malgré l'aigu du registre, ce qui lui permet de marier son timbre à celui de l'orchestre ou avec le pincement du clavecin. Il repart dignement en chevauchant le mérou pour noble destrier.
Caroline Meng et Lucile Richardot (© J Pouget)
Le chœur Accentus est parfaitement en place, comme à son habitude. Il accompagne les grandes amplitudes de l'orchestre en articulant avec intelligence l'anglais de Purcell. L'Orchestre du Poème Harmonique dirigé par Vincent Dumestre associe subtilité et virtuosité. Les cordes filent leurs traits tout en douceur, notamment le continuo de contrebasse tenu par Elise Christiaens. Le clavecin est d'un remarquable raffinement. La harpe engage alors des lignes rapides, aussi bien maîtrisées par le violoniste solo. Cet instrument varie à son tour quand il emprunte à des effets folkloriques avec des résonances aiguës, tandis que la guitare en fait de même, grattant ses cordes comme une percussion.
Vincent Dumestre (© DR)
La soirée s'achève avec l'émouvante Didon qui sait retenir subitement sa voix lorsqu'abandonnée, elle est soudain frappée de tristes pensées. Pendant l'air sublime "When I am laid in earth" ("Lorsque je serai portée en terre"), les deux servantes défont les plis de sa robe, qui se trouve être un voile infini. L'étendue de tissu recouvre la scène, confondant la mer des rivages de Carthage et la terre dans laquelle disparaît l'héroïne. Cupidon, perché sur son trapèze pour veiller sur le repos de Didon, laisse tomber deux plumes avec le rideau final qui s'abaisse. Le public, tout à tour ébloui, amusé et bouleversé réserve un triomphe à l'ensemble des artistes et notamment à la si courageuse Eva Zaïcik.
Réservez ici vos places pour cette production au Château de Versailles les 19 et 20 novembre prochains.