Le Premier Meurtre à l'Opéra de Lille : création réussie
Dès que le spectateur prend place dans le théâtre de l’Opéra de Lille, son regard est attiré vers les loges latérales, envahies de haut-parleurs. Le chef d’orchestre Maxime Pascal est déjà présent dans la fosse, muni d’un micro-casque de commentateur sportif. Alors que traditionnellement seuls quelques instrumentistes profitent des minutes qui précèdent le début du spectacle pour répéter les traits difficiles qui les attendent, pour cette création mondiale, l’ambiance est studieuse avec un chef qui cale encore des détails instrumentaux et techniques.
Tandis que sonne l’heure du spectacle, de bruyantes toux se font entendre au fond de la salle. Heureusement, il ne s’agit pas d’un nouveau gêneur venu pour gâcher le plaisir mais d'une facétie de la mise en scène : ceux qui pestent et toussent ainsi sont les deux narrateurs, accompagnés d’une troupe de musiciens qui resteront sur la scène, feront partie du spectacle et dialogueront avec l’autre orchestre, placé comme de coutume dans la fosse. C’est l’occasion de noter le travail des musiciens de scène qui connaissent par cœur leur partition (ce qui est remarquable pour une création). Le chef d’orchestre a la lourde tâche d’accorder la justesse des instruments dans la fosse avec ceux présents sur scène (parfois tournés de côté, souvent mouvants). L’ensemble ne rencontre que peu de défauts de justesse ou de mise en place. Les interludes musicaux alternent la grande douceur et des passages douloureux à entendre avec l’aigre des flûtes et le métal des cuivres.
Les musiciens de scène, ainsi que les deux narrateurs et plus tard le personnage principal Gabriel ont la même perruque et fausse barbe grise (heureusement, les deux personnages féminins en sont épargnés), les transformant en une armée de clones. Cette uniformité s’accorde aux costumes, noirs, à l’absence totale de décor sur ce plateau nu ainsi qu’à la table, aux chaises et aux quelques poteaux de bois brut pour tout accessoire.
L'orchestre de scène, Damien Bigourdan (Aleksandr) et Manuel Nuñez-Camelino (Herman) (© Simon Gosselin)
Les deux narrateurs, deux ténors, restent ensemble durant l’œuvre, manipulant le fil de l’histoire et menant physiquement les personnages à travers le plateau. Herman, le premier à intervenir, est interprété par Manuel Nuñez-Camelino. Il récite toutes ses lignes et chante avec un aigu parfois puissant. Aleksandr, l’autre ténor narrateur a la voix pincée de Damien Bigourdan. Il propose de grands crescendos vocaux tandis qu’Herman est plutôt dans un mezzo piano avec quelques accents. L’orchestre de scène est un ensemble de fanfare avec nombre de cuivres auxquels sont ajoutés un violon et un alto. Dans ce prologue, cette fanfare se fait assourdissante, au point que les spectateurs doivent se boucher les oreilles. C’est à se demander quelle est l’utilité d’amplifier le son par des haut-parleurs (ce qui est la spécificité du travail sonore du Balcon) et, heureusement, les niveaux sonores redeviendront raisonnables pour le reste de la soirée. L’orchestre sait ensuite alléger le trait (encore une fois en s’émancipant de l’amplification) pour travailler sur la douceur de petits ensembles : trio entre violon, trombone et Herman qui allège la voix. Heureusement encore, ces beaux mariages de timbres et de voix caractériseront les ensembles tout au long du Premier meurtre. Les réponses d’une voix de narrateur avec un violon sont aussi belles que le duo d’Herman en recto tono (mélodie qui garde une seule note), puis qui s’ouvre en tierces majeures et mineures avec un contrechant du trombone. Sa voix est pleine de souffle, vibrée et toujours légère, même détimbrée dans le médium aigu. Alexandr n’est pas en reste, mêlant son assurance à un petit ensemble de flûte, trompette, cors et tuba en octaves.
Vincent Le Texier incarne Gabriel (retrouvez ici l’interview dans laquelle Vincent Le Texier revient en détail sur cette création, son personnage, sa vision de l’art et ses projets). Dès son entrée, il impressionne avec sa voix puissante et chaude, rendant inutile toute amplification. Son élocution est remarquable, digne de ce spécialiste de la diction française qui a été le représentant de la musique de Debussy et Messiaen à travers le monde. Avec son jeu d’acteur, on paierait sans hésiter pour le voir sur les planches d’un théâtre, même s’il n’y chantait pas. Ses gestes dramatiques et passionnés sont aussi justes et touchants que ses regards et ses sourires enfantins. Par la voix, la présence, l’attitude, il incarne tous les poètes maudits et ressuscités.
Vincent Le Texier (Gabriel) et Emma Trommenschlager (Emma) (© Simon Gosselin)
Léa Trommenschlager incarne Emma, la femme de Gabriel (elle nous a accordé un riche entretien, grandement apprécié des mélomanes, à retrouver ici). Elle court après lui et se place dans son souffle. Elle a des moments lyriques, tandis que sa voix est celle d’une mélodiste : elle s’installe sur scène, le regard au loin et articule avec douceur comme si elle chantait une mélodie de Fauré ou de Debussy à côté d’un piano. Sa prononciation fait presque oublier les pourtant ingénieux sur-titres, projetés sur le fond de scène au-dessus des personnages qui les prononcent.
Vincent Le Texier (Gabriel), Élise Chauvin (Misère) et Taeill Kim (Hippolyte) (© Simon Gosselin)
Élise Chauvin chante le rôle de Misère avec une voix voilée et vibrée, seyant pour cette pauvre petite chose perdue. Peut-être davantage même que le poète maudit Gabriel, elle est une victime car elle ne contrôle à aucun moment son destin. Elle passe ainsi le spectacle telle une ombre, traversant le plateau, haletante, les yeux écarquillés. Ouvrant le deuxième acte, elle s’arrête, tentant de reprendre contrôle, de comprendre ce chaos qui l’entoure dans une éloquente aria “C’était le temps où les hommes aimaient la guerre.” Taeill Kim campe le rôle d'Hippolyte. Sa voix de baryton laisse entendre à la fois des graves riches et terrestres ainsi qu’un aigu couvert avec application. Il est particulièrement émouvant lorsqu'il revient à la voix parlée, abandonnant le chant avec la vie en se tirant une balle dans la tête. L’orchestre, extrêmement sonore dans plusieurs de ses interventions le met à rude épreuve. L’amplification ne parvient pas à faire entendre son timbre, les instrumentistes connaissant leur métier pour facilement annihiler tout effet des haut-parleurs, simplement en jouant forte. Vincent Vantyghem est le personnage simplement nommé “L’Autre”. Son vibrato rapide fait rayonner sa voix grave, profonde et mystérieuse. Il offre à Vincent Le Texier des beaux duos, presque à voix égales et à timbre résonnant ensemble. Son jeu est aussi mystérieux et lointain que ce personnage indécis, prophétique, touchant.
Gabriel penché sur Hippolyte suicidé, devant Misère (© Simon Gosselin)
Les intrigues de ces spectres s'épaississent jusqu'à ce que l’orchestre de clones fasse masse autour de Léa qui étrangle Gabriel. Les deux narrateurs ont beau clamer l’innocence de l’écrivain maudit, il expire sous les yeux de L’Autre, distant. Dès le début de ce drame final, Misère s’est assise, prostrée, sa tristesse à peine éclairée par la lampe à huile qu’elle tient dans les mains, comme dans un tableau clair-obscur de Georges de La Tour. Dans un épilogue, tous les rideaux se lèvent, y compris celui en fond de scène ainsi que les pendrillons latéraux, montrant le plateau mis à nu. Gabriel, relevé, Emma, Misère et Hippolyte réapparu prennent un ultime repas inondé de lumière, accompagnés de l’angélique chorale des musiciens de scène. Le rideau se baisse dans un filet d’orgue et d’ocarina, un souffle de flûte et de clarinette, enfin un coup de grosse caisse résonnant. Le public, venu nombreux pour cette création, couvre alors les artistes de bravi !
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