Capriccio doublement mis en abîme à La Monnaie
Théâtre dans le théâtre, Capriccio, composé par Richard Strauss, offre un dialogue sur les arts mêlant philosophie et théorie musicale avec humour. En 1775, une querelle éclate entre les adeptes d’une musique soulignant le texte et les mots, à l’image des compositeurs français, et ceux qui privilégient la musique et la virtuosité, conformément à la tradition italienne. Chez la Comtesse Madeleine, un poète, Olivier, et un compositeur, Flamand, se disputent à la fois la primauté de leur art et le cœur de leur hôtesse. Cela génère un grand dilemme pour la Comtesse qui doit choisir entre deux éléments qui lui semblent indissociables. La musique seule ou les mots seuls ne l’émeuvent en effet pas autant que les deux rassemblés.
Strauss a nommé sa partition « conversation en musique » : l’action n’est pas ici du ressort de grands hommes ou de dieux, mais de gens du quotidien et du débat. Il n’y a pas un héros qui surplombe les autres protagonistes, mais bien une communauté de personnes qui se contredisent et se complètent. Pour vraiment comprendre et savourer, les sens doivent être en alerte afin de capter toutes les variantes du dialogue qui dépasse les mots et qui se cache aussi dans la musique, les décors ou encore la mise en scène. La distribution fait intervenir de nombreux personnages, dont les interprètes ont été salués par le public de La Monnaie. Leur travail est d’autant plus ardu que l’opéra est joué au Palais de la Monnaie, chapiteau provisoire utilisé pendant les rénovations du bâtiment (la fin des travaux, d’abord prévue en décembre, a été repoussée à la fin de la saison : retrouvez tous les détails dans notre article en cliquant ici), dont l’acoustique n’est pas la meilleure.
Sally Matthews, Kristinn Sigmundsson, Charlotte Hellekant, Edgaras Montvidas et Lauri Vasar dans Capriccio par David Marton (© DR)
Les premières notes naissent dans une salle sombre, au rideau baissé et où seuls l’orchestre et son chef sont éclairés. Tandis que le fameux sextuor (que le livret attribue au compositeur Flamand) ouvre l'opéra, le rideau s’élève, laissant place à un décor impressionnant. Les oreilles ne suffisent plus, les yeux sont à leur tour sollicités. Le plateau laisse place à une autre scène, vue de profil cette fois, que le public de La Monnaie observe comme s'il se trouvait dans les coulisses. La frontière entre la réalité et le spectacle devient floue. Le public bruxellois est censé être hors de l’action et pourtant le metteur en scène David Marton réussit à le faire dialoguer avec cette réalité lorsque les artistes sur la scène ne chantent plus pour le véritable public, mais bien pour celui, imaginaire, qui se trouve caché en coulisse.
Ce dialogue se dévoile en plusieurs étapes. Dans l’intrigue, mais aussi dans la musique. Celle-ci décrit le texte, joue avec la rythmique des mots, illustre les propos des protagonistes - comme la présence d’extraits de Rameau ou Couperin quand ils sont cités - ou fait même partie de l’action. Le dialogue se déploie également grâce aux décors. Par exemple, des écrans qui entourent la scène permettent d’attirer l’attention sur l’un ou l’autre personnage. Il est aussi présent dans la mise en scène. David Marton a souhaité intégrer à l’opéra de Strauss son contexte de création. En effet, paru pendant la deuxième guerre mondiale, l’œuvre ne fait nulle mention des temps troubles de l’époque. C’est grâce à la mise en scène qu’est rappelée la guerre en intégrant des temps de silence alors qu’il s’agit au départ d’une musique continue. Ces moments de silence où ni la musique, ni la voix ne sont sollicités, veulent être l’illustration « du silence du non-dit derrière le grand bavardage de l’opéra » (David Marton et Barbara Engelhardt). Trois danseuses, à trois âges différents, représentent des incarnations du temps qui passe.
Sally Matthews, Lauri Vasar et Edgaras Montvidas dans Capriccio par David Marton (© DR)
Cette longue réflexion se conclut par l’expression d’un besoin d’unité des arts. C’est en étant ensemble qu’ils ont toute leur force. Strauss avait réussi à illustrer cela en musique avec les mots de Krauss, David Marton a continué le dialogue grâce à la mise en scène. Les touches d’humour donnent toujours le sourire au public, les moments de poésie déclamée, les décors ou la danse complètent une orchestration raffinée. Toutes ces composantes sont présentes dans Capriccio et permettent au spectateur d’entrer à son tour dans cette grande discussion sur la primauté des arts.
Le plateau vocal convoqué pour l’occasion est inspiré. Sally Matthews convainc en Comtesse Madeleine devant faire face à un choix cornélien. Son interprétation du sonnet fait frissonner l’assemblée tant l’émotion est perceptible dans sa voix. Son timbre clair et son long souffle impressionnent au plus haut point. Elle a d’ailleurs été ovationnée par le public. La voix du Comte, Dietrich Henschel, impose le personnage dans l’action. Elle lui donne une présence forte et autoritaire. L’interprète de la comédienne Clairon, Charlotte Hellekant, fait elle aussi tourner les têtes : la mezzo joue la diva et le public y croit !
Vasar, Montvidas, Sigmundsson, Hellekant, Oldenburg, Matthews et Henschel (© DR)
Kristinn Sigmundsson joue le rôle du directeur de théâtre conservateur à la perfection, alliant humour et chant. Même les moments comiques restent exprimés dans une technique vocale remarquable. Les deux concurrents, Flamand et Olivier, sont difficiles à départager. Lauri Vasar (entendu dans ce rôle à l’Opéra de Paris la saison dernière - lire notre compte-rendu), Olivier, est un poète, en cela il représente l'art des mots, mais il le fait en musique avec brio. Edgaras Montvidas a surmonté l’orchestre au fil de la représentation afin de prouver avec aisance ses capacités de ténor. Enfin, la prestation de bel cantiste des chanteurs italiens ou encore celle du groupe de serviteurs sont très réussies. Le défi est relevé : tant de genres différents dans un seul opéra et une parfaite unité.
Matthews, Vasar, Hellekant, Montvidas et Henschel (© DR)
Lothar Koenigs dirige un orchestre symphonique et pourtant le public a la sensation de participer aux concerts de musique de chambre donnés dans le château de la Comtesse. Les musiciens sur scène jouent intensément et rappellent au spectateur que malgré l’emplacement de l’orchestre dans la fosse, il reste primordial. L’alternance musique de scène et musique de fosse est bien gérée. La puissance de l’orchestre donne cependant du fil à retordre aux chanteurs à certains moments.
Retrouvez la vidéo intégrale de cette production sur Ôlyrix, en cliquant ici.