Rima Tawil, diva tragique du Liban
Après tant de tragédies (dont le désastre combiné du Covid et de l'explosion du port de Beyrouth), et alors que le pays du Cèdre est encore plongé dans une crise économique et sociétale terrible, c'est un heureux et artistique rendez-vous parisien qu'a enfin pu se donner la diaspora libanaise, à l'occasion de ce concert Salle Gaveau, qui prend des allures d'événement patriotique : dans la salle, où sont réunis des dignitaires politiques et religieux (aux côtés de concitoyens mais aussi de non-Libanais non moins heureux du spectacle), ainsi que sur scène où la Diva Rima Tawil fait ce soir office de gloire et d'ambassadrice nationale. D'autant plus que la soirée alterne la récitation des textes traduits en français puis leur interprétation chantée en langue originale. Des récitations enfiévrées pleinement assumées par l'incandescente Carla Antoun dont la voix de tragédienne s'élève avec son poing appelant à la révolution patriotique : annonçant et résonnant pleinement d'avance avec la voix chantée de Rima Tawil.
La soirée est donc celle des traductions et des résonances mettant à l'honneur d'une valise diplomatique poétique les textes de Rushdi Maalouf, Perron Ramli, Carmen Vita, Camille et Rima Tawil elle-même, avec les musiques de Rania Awada, Joseph et Paul Khalifé mais aussi de l'incroyablement bien nommé "Eros Babylone". Mais si les textes et les musiques libanaises font résonner deux univers, la voix de Rima Tawil parcourt une tierce voie.
La chanteuse franco-libanaise a suivi une formation lyrique, elle interprète ici un répertoire libanais, mais le résultat n'appartient ni à l'une ni à l'autre tradition ou technique. En effet, son chant s'appuie entièrement sur un immense oxymore de vibrato (à la fois en fond de gorge et renforcé par une vibration maxillaire maximale). Surenchérissant sur ce vibrato, ses grands glissandi abolissent la notion même de hauteur de notes. La voix reposant entièrement sur cette vibration, elle alterne entre des absences de projection (renforcée par la fatigue de la performance) et de soudaines accentuations tragiques dans tous les sens du terme, à l'inverse de la souplesse essentielle requise par la musique libanaise, ou autre. Pourtant, la chanteuse assume crânement toute sa performance de ce même acabit, avec bien évidemment sa maîtrise de sa langue maternelle (elle semble même faire encore plus vibrer les "m" bouche fermée). La voix est d'autant plus (d)étonnante que la présence scénique de la diva est incontestable, éblouissante dans la noblesse de son port, dans sa cape couleur sable clair et aux broderies argentées : dégageant cette évidence de l'artiste capée qui ne peut qu'être acclamée du public. D'autant que la cantatrice se saisit même de la baguette du chef, pour diriger elle-même l'Orchestre (là encore avec une technique oxymorique unique en son genre : entre rigueur du bras et souplesse aussi absolue du poignet) mais en sachant précisément quand se tourner vers quel pupitre.
Le tableau musical de cette soirée, déjà rendue unique en son genre (et en plusieurs) par la seule voix de la diva libanaise, est rendu complet par l'accompagnement orchestral et choral choisi.
En mission commandée, tout aussi cérémonielle et enthousiaste, le colonel François Boulanger assume lui aussi pleinement l'exercice à la tête de l'Orchestre de la Garde Républicaine : les mélodies sont piquantes, les résonances pompeuses, les phrasés de miel. L'oxymore est perçant, notamment entre le violoncelle soliste vibrant et agile, et le tambourin qui s'en donne à cœur joie (mais lui aussi avec une précision martiale).
En fond de scène, le bien-nommé Chœur Sans Frontières (du chef Olivier Frontière) tout de noir vêtu reste hélas très accroché à ses beaux cahiers rouges de partitions. Les vocalises qui devraient n'être que souplesse sont l'inverse, avec en outre un timbre blanchi. Mais les choristes gardent nonobstant leur grande implication et application, visant constamment l'accroche vocale et rythmique.
Le public est visiblement admiratif devant cet archétype de diva faisant fi des genres, il applaudit et se lève, mais (beaucoup n'étant pas familiers du rituel d'un concert), ils en oublient de rappeler la chanteuse pour les bis. Qu'à cela ne tienne, la salle restant éteinte, et après avoir été couverte de fleurs, elle refait son entrée pour faire rasseoir le public (certains sur le départ) et donner en bis une version assurément unique d'une Salomé : le lyricophile reconnaît l'Hérodiade de Massenet à la harpe, puis finalement à quelques mots chantés ressemblant à ceux du livret.