Lakmé proche de l’enchantement à l’Opéra Comique
La réouverture de saison de l’Opéra Comique a failli être compromise. Alors que le public massé place Boieldieu commençait à entrer dans la salle, l’alarme incendie retentit avec virulence obligeant les spectateurs à rebrousser chemin, faisant ressentir l’inquiétude d’une possible annulation. Fort heureusement, tout rentre finalement dans l’ordre et le spectacle peut débuter avec une trentaine de minutes de retard.
Pour sa première production de Lakmé, Laurent Pelly a fait le choix du dépouillement et de la clarté. Le spectacle ne déploie aucune couleur vive, mais une déclinaison de blanc, de beige et de noir jusque dans les maquillages et les costumes. Au premier acte, de simples panneaux de papier écru venant des cintres délimitent les différentes phases de l’action, principe réitéré au deuxième acte avec des sortes de panneaux alors mouvants permettant de bien circonscrire les apartés lors de la scène de marché. Visuellement, le dernier acte avec cet espace central recouvert de fleurs blanches, presque virginal, où Gérald et Lakmé semblent dans un premier temps totalement habités par leur passion et leur sensualité naissante, apparaît des plus éloquents. Le chœur alors assis sur les côtés de la scène se situe comme en observateur passif de cet amour impossible. Point de déesse aux dix bras ni d’allusions appuyées à l’Inde colonisée, l’accent se trouvant mis sur le coup de foudre qui envahit deux êtres que tout oppose. Gérald en premier lieu, l’officier anglais déjà fiancé à la fille du Gouverneur et au chemin de vie à priori tout tracé. Lakmé par ailleurs, la fille idéalisée du Brahmane Nilakantha, totalement placée sous la coupe et la dépendance de ce dernier, et qui aspire manifestement à d’autres horizons.
Le fanatisme religieux le plus extrême semble d’ailleurs reposer presqu'exclusivement sur le personnage de Nilakantha, qui tient, en cage tel un rossignol, sa fille parée comme une idole au premier acte, avant de l’offrir au public presque dépouillée à l’acte suivant dans une carriole fermée qui s’entrouvre pour le fameux Air des Clochettes.
La mise en scène de Laurent Pelly offre une part de mystère, à la fois lumineuse et sans afféterie. L’exotisme est juste suggéré et se combine parfaitement avec la musique délicieuse et mélodieuse de Delibes. Laurent Pelly s’est également chargé des costumes, Camille Dugas des décors et Joël Adam, avec sa justesse habituelle, des lumières ici délicates. Revenant aux origines, c’est la version avec dialogues parlés -légèrement adaptée par Agathe Mélinand- qui est ici proposée, ce comme lors de la création de l’ouvrage ici même, Salle Favart en 1883.
Sur le plan musical, la soirée fait tout autant rayonner son charme complet et visible sur le public. Depuis 2014, Sabine Devieilhe a indéniablement approfondi son interprétation du rôle-titre en phase avec son évolution vocale naturelle. La voix s’est affermie, un rien plus large, sans pour autant perdre de sa souplesse ou de son charme premier. Toujours très clair, le timbre séduit par sa luminosité et sa cohérence. La demi-teinte souvent utilisée et longuement tenue apparaît particulièrement exquise, d’une essence presque évaporée. Les trilles, les notes piquées, l’aisance de l’aigu et ici du suraigu, la sensibilité de phrasé dominent une prestation enchanteresse.
À ses côtés, le ténor Frédéric Antoun campe un Gérald touchant et désarmé par cet amour qui s’impose à lui. Si le premier acte, notamment dans son air d’entrée Fantaisie aux divins mensonges le trouve encore un peu corseté au niveau du style ou de l’émission libre de l’aigu, il se découvre plus à l’aise ensuite et forme avec sa partenaire un couple scéniquement séduisant. Le timbre est agréable et l’artiste révèle une sensibilité, voire une fragilité, qui sied au rôle.
Stéphane Degout impose un Nilakantha illuminé, baryton terrifiant dans ses imprécations et sa soif de vengeance. Le matériau vocal juste et puissant, la largeur incandescente de sa voix qui peut s’emplir de tendresse et justement s’alléger dans son grand air adressé à sa fille, Lakmé, ton doux regard se voile, vient emplir avec une ampleur impressionnante la salle de l’Opéra Comique.
Le Frédéric de Philippe Estèphe gagne les cœurs par la sincérité de son amitié pour Gérald et par une voix de baryton bien posée au timbre prenant, qui s’est bien développée depuis ses prestations antérieures.
La voix capiteuse et moelleuse de la mezzo-soprano Ambroisine Bré se marie harmonieusement avec celle de Sabine Devieilhe dans le célébrissime Duo des fleurs. François Rougier, dans le rôle trop court d’Hadji, laisse une nouvelle fois entendre une voix de ténor de haute tenue, avec un phrasé parfaitement maîtrisé et un sens de la nuance plus que certain.
Sans jamais verser dans la caricature, le groupe des anglaises revêtues de robes droites et engoncées, anime de façon adroite le plateau. La soprano Mireille Delunsch campe une Mistress Bentson irrésistible de présence, tandis qu’Elisabeth Boudreault (Ellen) et Marielou Jacquard (Rose) possèdent toutes deux la fraîcheur vocale requise pour incarner des jeunes filles de bonne famille issues de l’aristocratie britannique.
Trois solistes de l’excellent Chœur Pygmalion, impeccable et vivement salué par le public, interprètent avec talent les marchands et charlatans qui bousculent Mistress Bentson au deuxième acte, soit François-Olivier Jean, Guillaume Gutiérrez et René Ramos Premier.
Loin de son répertoire d’élection, Raphaël Pichon dirige l’Ensemble Pygmalion avec beaucoup d’élégance et avec une vivacité bienvenue. Il laisse la musique de Léo Delibes s’exprimer à son meilleur, sans rechercher l’effet ou l’accentuation dramatique excessive. Le soin apporté à l’équilibre d’ensemble ne bride d’ailleurs pas la part de sensualité et l’expressivité de la partition, bien au contraire.
Le public présent réserve une longue ovation à un spectacle qui ravit tant l’œil que l’oreille (et dont les six représentations parisiennes programmées affichent complet). Cette production de Lakmé sera présentée ultérieurement à l’Opéra National du Rhin et à celui de Nice, théâtres coproducteurs. Elle est à voir en intégralité ci-dessous via la retransmission en direct d’Arte Concert le 6 octobre à 20h (France Musique la diffusant le 22 octobre à 20h).