Otello de Rossini à Philadelphie : quand la voix dépasse la scène
La mise en scène d’Emilio Sagi, dévoilée à l’Opéra Royal de Wallonie – Liège, propose pour cadre l’entre-deux-guerres, dans une ambiance à mi-chemin entre les images de La Cerisaie et les pièces de Luigi Pirandello. A Philadelphie en 2022, ce palais un peu vide prend des airs d’après-guerre de Sécession, et d’autant plus dans le contexte d’Otello « le Maure, l’Africain ». Hollywood l’a aussi prouvé, Shakespeare est bien définitivement transposable. Bien loin de Venise, la sobriété des choix scéniques d’Emilio Sagi, qui propose donc un grand palais dans lequel mondains et militaires se pressent dans un monde de nuances de gris où le bleu de la robe de Desdémone pointe parfois, invite alors à se concentrer davantage sur la musique de Rossini, moins connue que celle de la version de Verdi (1887), mais pas moins intéressante.
Retrouvez notre série de présentation de l'Otello de Rossini en 10 épisodes
Le chef Corrado Rovaris dirige cette partition, les Orchestre et Chœur de l'Opéra de Philadelphie avec un grand professionnalisme. Mené tambour battant, cet Otello a des allures d’épopée sentimentale, où le dynamisme des voix et des solos à toute vitesse (dans le "No, non temer" notamment) font face à des moments tout à fait délicats, notamment dans les parties instrumentales. Le brillant pupitre des vents, ainsi que les très jolis solos de Rong Tan à la harpe sont particulièrement remarqués.
L’opéra est ici conduit par les voix de Desdémone (Daniela Mack) et Rodrigo (Lawrence Brownlee), qui forment un couple vocal impressionnant, et longuement salué par le public. Daniela Mack se donne ici en héroïne tragique, avec de larges vibratos, et une belle couleur, très chaude et douce dans les aigus, qui lui permet de s’engager dans ses parties avec beaucoup d’intensité. Parfois ce type d’interprétation frôle le cri, mais il s'agit visiblement d'un choix dramatique de la chanteuse, qui renforce par contraste son charisme scénique. Emilia (Sun-Ly Pierce) apparaît alors comme un pendant vocal de Desdémone. L’harmonie des deux voix est ici certaine, Daniela Mack apparaissant comme une version plus mature et assurée, Sun-Ly Pierce étant vocalement plus jeune et fraiche, le tout convenant aux personnalités des interprètes dans cette version un peu éloignée de l’image Shakespearienne. Sun-Ly Pierce a des interventions relativement peu fréquentes dans l’opéra, mais elle offre comme autant de surprises vocales, en privilégiant une clarté de soprano dans les aigus, tout en maintenant une belle intensité de mezzo.
Pour les voix masculines, le fameux belcantiste Lawrence Brownlee en Rodrigo (déjà familier de ce rôle rare) est incontestablement la star de cet Otello. Son dynamisme déclenche des applaudissements du public à chacun de ses airs, et il rend Rodrigo touchant. Ce ténor au timbre tout particulier, entre une voix de tête finement vibrée et un son pincé, propose ici une performance de musical, s'alliant avec une hyperprésence sur scène. De quoi regretter ici quelques légers tics corporels dans les parties les plus difficiles. Une mention toute particulière doit cependant être accordée à ses aigus, à la fois très clairs et projetés.
À l’inverse et sans doute de ce fait, Otello (Khanyiso Gwenxane) n’arrive pas à véritablement trouver sa place dans cet opus aux six ténors et dans cet ensemble de voix fortes et charismatiques. Ce ténor s’engage dans une interprétation très fine, presque réaliste, et tout en délicatesse, mais qui peine à se faire entendre.
Dans les rôles un peu plus secondaires, le public regrette justement que Rossini n’ait pas donné plus d’importance à Elmiro, le père de Desdémone, interprété par le baryton-basse Christian Pursell. Dans ses quelques interventions, trop brèves malheureusement pour que la musicalité du chanteur s’exprime, il séduit cependant immédiatement par cette voix caverneuse et puissante, tranchant avec les nombreuses voix de ténor de l’opéra.
Iago est ici un personnage intéressant (entre autres parce que méchant et ténor). Alek Shrader ne s’investit pas complètement sur scène, mais reste ainsi en accord avec l’esprit martial du personnage. Musicalement, la grande qualité de son, avec souplesse dans l’intensité, en fait un personnage à la fois chaud et puissant, donnant de l’espace vocal à ses parties. Daniel Taylor, en Lucio, est un ténor discret dans la première partie de l’opéra, mais qui se révèle à la toute fin, notamment par une maîtrise tout à fait professionnelle du rôle, en travaillant sur un son détaché et assumé, bien que toujours rond.
Colin Doyle (le Doge) et Aaron Crouch (gondolier) font partie de ces voix servant davantage l’action dramatique, et dont Rossini ponctue sa pièce. Aaron Crouch se montre ici précis, bien qu’un peu discret (mais sa place de gondolier-soldat l’en excuse), et manquant de puissance. Colin Doyle marque davantage par sa présence sur scène, apportant alors une certaine musicalité dans ses interventions. En bons leaders, les deux font écho au chœur. L’acoustique générale de l’opéra laisse davantage passer leurs aigus, et de la même façon les voix aiguës du chœur (sopranos et ténors) ressortent mieux, en particulier les ténors, mais l'harmonie se déploie entre les différentes voix, bien qu’un peu désordonnées. De manière générale, l’une des grandes réussites de cet opéra est bien le mélange des voix (en chœur, duo ou trio), très élégamment travaillé, et avec un bel équilibre.
Le public salue les performances vocales dans une standing ovation enjouée, ravi d’avoir retrouvé une telle production pour le grand retour sur scène du Festival O, et d’Otello.